Bandeau
Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
Descriptif du site
Ethnologie
Gilles Bounoure
Article mis en ligne le 26 janvier 2020
dernière modification le 6 février 2022

« L’ethnologie » n’est pas, et n’a jamais été la « science dont l’objet est l’étude des caractères physiques des races humaines », comme le prétend la première édition de la présente Encyclopédie, la confondant avec « l’anthropologie physique », laquelle a heureusement abandonné toute notion de « race » dans la description des « phénotypes » humains. L’ethnologie, ou « anthropologie culturelle », comme certains préfèrent la nommer, est née des explorations et des conquêtes coloniales de l’Occident dans le dernier tiers du 18e siècle, mais elle ne s’est constituée comme « science » qu’environ un siècle plus tard, avec le développement des universités laïques et des moyens de transport. Elle aurait pu naître plus tôt, dès la colonisation de l’Amérique, si les Églises et les diverses autres autorités l’avaient permis, bien qu’il subsiste de cette première période coloniale des relations de voyage ou des études historiques intéressantes sur le plan ethnologique.

Les ethnologues et leurs confrères ethnographes – qui se consacrent plus modestement à la description des us et coutumes et de la culture matérielle – se sont d’abord tournés vers les sociétés qui leur semblaient menacées d’extinction ou de déculturation au contact des Occidentaux. En 1873, Adolf Bastian, en fondant le musée d’ethnologie de Berlin, parla ainsi de « l’urgence » de recueillir toutes les connaissances possibles sur les cultures en voie de disparition, et c’est dans le même esprit que son disciple Franz Boas alla parcourir l’Alaska et la côte nord-ouest du continent américain, exportant sa discipline outre-Atlantique, à une époque où l’on ne s’y souciait guère d’étudier les sociétés nord-amérindiennes. Des processus analogues d’extinction s’observant aussi en Europe sous l’effet de la « révolution industrielle » et de l’exode rural, des ethnologues se mirent également à y consigner la vie traditionnelle des campagnes.

La mondialisation qui, à la faveur de la Deuxième Guerre mondiale, a progressivement imposé comme idéal le mode de vie occidental, ou plutôt nord-américain, a fini par priver l’ethnologie de ses sujets favoris d’étude, sauf à lui faire mesurer l’étendue de l’« acculturation », c’est-à-dire de la soumission à ce modèle unique. Il existe encore çà et là de rares communautés ayant su s’en préserver, et elles doivent être soutenues, disait Philippe Descola en 2019, avec la même sympathie militante que les « zones à défendre » récemment apparues en France. Toutefois les ethnologues qui les étudient et les appuient ne pèsent guère en face des multinationales de l’extraction minière ou de l’agrobusiness que gêne la présence, et même l’existence de ces communautés.

D’autres situations d’« urgence » ont vu ou voient encore des ethnologues dépêchés pour étudier des populations dont on a décidé le déplacement, avant de creuser une mine ou d’édifier un barrage par exemple. Leur rôle est alors plus ambigu encore, et n’est pas sans rappeler celui des « anthropologues gouvernementaux » du temps des colonies, chez qui l’observation « scientifique » des autochtones se distinguait mal de la surveillance policière. Tout ethnologue digne de sa discipline doit être du côté de celles et de ceux qui l’autorisent à les étudier et à en tirer des articles ou des livres, il doit par conséquent en épouser aussi les inquiétudes et les combats. Plus largement, il doit mettre en valeur la dimension foncièrement critique de l’ethnologie, consistant à rappeler, contre le modèle unique diffusé et imposé par l’Occident, cette évidence qui résulte de ses constats : les groupes humains ont su, savent et sauront sans doute encore à l’avenir expérimenter une multiplicité d’autres solutions, plus adaptées à leur cadre de vie, moins ravageuses, moins oppressives, et assez souvent meilleures à tous points de vue.

Gilles Bounoure