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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Concept (Histoire du)
Dominique Morel
Article mis en ligne le 26 mars 2020

Cet article fait partie d’un ensemble de quatre articles : - 1-Corrélats et autres choses - 2- Histoire du concept - 3-Le concept de violence- 4- Langage et violence


La notion de concept constitue le noyau dur de la philosophie occidentale depuis son origine grecque. De plus, les concepts sont les poutres maîtresses de la vie mentale : en quelque sorte « l’unité de base », l’atome nécessaire à l’intellection, la clé de voûte de la connaissance.

Petite histoire du concept.

L’étymologie apporte un premier éclairage : « Conceptus désigne au sens propre le fœtus conçu dans le ventre de la mère ». Progressivement, il prend le sens « d’unité d’intellection ». Conceptus et intellectus resteront longtemps synonymes et en opposition à affectus. Le concept renvoie à la gestation de l’image intérieure issue de la perception (via les sens) d’un ou des objets extérieurs, il induit « l’unification d’une pluralité » [2] dans l’image mentale. De la pluralité des objets-chiens perçus se dégage le concept de « chien » reconnu par le sens commun à travers le langage.

Thomas d’Aquin

Avec Thomas d’Aquin, le concept fait son entrée dans le vocabulaire philosophique. « Il est un objet purement idéal, un produit intérieur existant dans l’âme sous une mode « intentionnel » plutôt que réel, et représentant dans l’ordre intelligible quelque réalité extérieure ». Thomas maintient le rapport métaphorique à la gestation : « Lorsqu’il est en acte d’intelliger, notre intellect forme quelque intelligible, qui est pour ainsi dire son enfant et que l’on appelle pour cette raison un concept d’esprit ». On sort de la comparaison augustinienne entre la pensée humaine et le Verbe divin.

L’introduction du concept dans la boîte à outils des philosophes renvoie au double héritage grec : Platon et Aristote.

Platon
Aristote

Schématiquement, on peut dire que l’idée (eîdos - idéa) issue du platonisme se transforme et même subit des assauts qui bouleverseront définitivement la théologie qui cèdera sa suprématie à la métaphysique et à l’ontologie. Pour Platon « l’idée est le caractère générique qui demeure toujours identique dans une multiplicité de choses et qui est ce par quoi toutes les choses pieuses sont pieuses et toutes les impies sont impies ». Ce caractère générique

constitue l’essence même de la chose, l’unité de la diversité (le slogan platonicien eut de beaux jours derrière lui). Avec l’idée à la sauce platonicienne, l’Autre est le Même dans l’unité du Genre. A la fin de sa vie, Platon conçoit l’idéa comme « une essence séparée de la chose sensible, une réalité subsistante, indépendante de l’esprit et suprasensible ». Platon affirme la nature transcendantale de l’idée, ex : l’idée de Beau est éternelle. Pour Platon l’idée est pensée de quelque chose et par conséquent son contenu n’est pas uniquement un contenu de conscience, mais un contenu réel. Remettre en cause les idées, c’est mettre la philosophie en péril.

Pour Aristote, les idées sont « des mots vides et des métaphores poétiques », si elles sont l’essence des choses sensibles, elles sont inséparables de celles-ci, si ce n’est par la pensée ». Aristote promeut une théorie de la matière et de la forme constitutive de la substance sensible : « la matière est le principe passif et indéterminé et n’a aucune existence par elle-même, mais seulement par la détermination du principe actif qu’est la forme » (Métaphysique, Z, 3, 1029a20). L’eîdos ou la forme est ce qui permet à la matière d’être appelée tel être déterminé. La forme est la quiddidé [1] de chaque être concret, son essence toujours inséparable de la matière qui l’individualise (Mét. Z, 7, 1032b). L’introduction d’Aristote dans la sphère du monothéisme transformera celui-ci en profondeur. Avicenne (Ibn Sina), Averroès (Ibn Rushd), Maïmonide et Saint-Thomas seront les virus les plus actifs de l’aristotélisme dans la théologie pourtant foncièrement hostile aux positions classiques des fidèles du Livre. La zizanie entre Dominicains et Franciscains (Cf. « Le nom de la Rose ») ouvre la porte à la grande cassure épistémologique à l’origine de la modernité.

Le nominalisme s’oppose à la réalité du concept (réalisme) avec des arguments solides parfaitement résumés par Claude Romano dans « Au cœur de la raison, la phénoménologie (Folio essais N°539, ch. IX, p. 328-372) :

« Le nominalisme classique repose sur trois thèses principales :

 Une ontologie d’individus : tout ce qui existe est d’ordre individuel [2].

 Entre ces individus, on ne trouve qu’un faisceau de ressemblances sans identité au sens strict ; l’identité quand elle existe, n’est qu’un cas limite de ressemblance.

 Les idées générales ne sont que des noms employés de manière générale, et dès lors « un ouvrage de l’entendement » ou encore « de simples productions de notre esprit » (Locke) auxquelles rien ne correspond dans la réalité. »

La « querelle des universaux » inaugure l’affrontement : la réalité des concepts, « une fiction trompeuse » ; dans « Qu’est-ce qu’un concept ? » (Éd. Vrin), Claude Panaccio fait l’inventaire des questions soulevées.

 Les éliminativistes affirment que les concepts n’ont pas plus de réalités que les sorcières, les démons et les chimères de la fiction. En bref, les croyances, la sympathie et les sentiments ne peuvent fonder la validité des concepts, seul un discours scientifique permet d’aborder la question et de coordonner nos actions au moyen d’un langage commun : un cheval reste un cheval pour tout le monde.

 Les concepts sont des artéfacts nécessaires exprimés par des mots.

 Les concepts sont de représentations mentales de classes de choses.

C’est à Guillaume d’Ockham que revient le mérite de voir « les concepts comme des signes dont la fonction serait de représenter dans l’esprit non pas des objets abstraits d’une nature spéciale ou des universaux comme l’homme ou l’animal en général, mais des choses singulières concrètes ». La généralité d’un concept n’étant rien d’autre que sa capacité à représenter dans l’esprit plusieurs individus à la fois. Apparaît donc la notion dérivée de représentation, mais sortie du domaine purement visuel en faveur d’un regard interne générateur d’image purement intentionnel (autre concept-clé de la pensée moderne).

La conceptualisation s’opère au moyen de la catégorisation, l’opération mentale par laquelle nous classons les choses. « Catégoriser quelque chose comme un cheval, c’est le ranger sous le concept de cheval ». En quelque sorte, c’est organiser une bibliothèque mentale de choses intentionnelles utilisables et mixables en esprit, bref penser au moyen d’un nombre illimité de concepts ou unités de base simples. Penser serait jouer au « jeu des familles ». [3]

Certains auteurs considèrent le concept comme un simple prototype. Le concept d’oiseau se réduit à une liste d’unités conceptuelles : bipède & plumes & ailes & bec&… somme toute une sorte de portrait-robot abstrait. D’autres analystes favorisent l’idée que le concept est une image mentale concrète forgées à partir d’individus concrets : il n’est pas nécessaire d’avoir vu tous les oiseaux pour formaliser le concept d’oiseau. Toutefois, il est évident que la conceptualisation mobilise une somme de connaissances accumulées dès la prime enfance avec la participation de l’éducation. Pas de concept sans mémoire collective. Le chat est un chat parce que le matou m’est présenté comme tel, sans transmission le concept de chat reste indéterminé. Là encore la « nominalisation » (le fait de nommer) passe par le langage. Tous les concepts sont composés et composables (la compositionalité des spécialistes), mon concept d’oiseau peut s’étendre aussi bien au canard qu’à l’autruche.

On voit que la notion de concept mobilise deux aptitudes fondamentales : la représentation et le langage.

 1) - La représentation. Le concept de cheval représente tous les chevaux nonobstant la race, la taille, la couleur… De plus, chaque concept peut induire des connotations secondaires : dans le cas du cheval : le palefrenier, le cavalier, le maréchal-ferrant… La représentation est une notion importante aussi bien en philosophie, en psychologie, en esthétique, en épistémologie, en sociologie et en politique [3]. La représentation est à la source de toute connaissance. Kant et Heidegger insistent sur son rôle déterminant dans la pensée. La représentation est aussi une  [4] entre le sujet et l’objet.

La représentation se déploie en quatre relations :

 Par un rapport de ressemblance ou de similitude entre ce qui représente (concept, idée) et ce qui représenté. Thème aristotélicien (De l’interprétation, 1, 16a8) largement repris par les penseurs médiévaux : « les concepts généraux dans l’esprit sont des « similitudes » des choses extérieures et semblent bien expliquer leur portée représentationnelle ». Position fragile, que représente le panneau de limitation de vitesse, une ressemblance avec le chiffre 80 ou n’est-il qu’un signe métaphorique ? On le sait le concept n’est pas quelque chose que l’on regarde, il ne produit aucune image visuelle. Le concept d’eau ne requiert aucune connaissance chimique. Exit la ressemblance !
 Maintenant, les spécialistes privilégient les connexions causales. La photo de Marie n’est pas celle de sa sœur (vraie jumelle). Pour eux, « un concept représente ce qui l’a causé, ou cela, qui figure en position appropriée dans le processus causal qui l’a engendré ». Le concept fait son entrée dans l’aire informationnelle et neuro-mental, bref à « l’identification des concepts avec des états physiologiques du cerveau, causalement sensible » (thèse dite naturaliste). En fin de compte, nos concepts sont normés, mais la causalité dépend de toutes sortes d’influences (Si je n’ai vu que des chiens nains, le molosse fait-il partie du même concept ?). La causalité échoue à son tour.
 En prenant le problème à l’envers, on peut dire que le concept, jouant un rôle dans la connaissance, est un outil et comme tel a une finalité en cela comparable à un organe avec des fonctions naturelles à remplir (thèse téléosémantique). A partir de l’exemple du nom propre qui a pour fonction de désigner un individu donné de telle sorte que son utilisation se rapporte bien à l’individu en question. Pour un finaliste, le même mécanisme s’applique à toutes nos représentations mentales. Mon concept de cheval s’étend à tous les chevaux et rien que les chevaux, il remplit donc une fonction dédiée à l’équidé-cheval. Le panneau routier de limitation de vitesse a bien une finalité plus précise que la ressemblance ou la causalité.

 De plus, un concept renvoie à d’autres concepts (l’inférentialisme). Mon cheval est aussi un mammifère, un onguligrade, il a une couleur de robe…Idem pour le concept de rouge, ou le triangle.

– 2)
 Les concepts lexicaux introduisent au débat fondamental entre la pensée et le langage. Pour Augustin les représentations mentales ne sont d’aucune langue, elles sont des idées mises à notre disposition par le Créateur. Sinon, les concepts lexicaux découlent-ils des conventions langagières de chaque groupe linguistique, comme le laisse à penser le rôle évident du langage dans le processus de « penser » ? Avicenne (Ibn Sina au XIème siècles) résumait parfaitement la problématique : « la raison ne peut pas composer les concepts à moins de proférer des mots pour les accompagner ». Extension du processus de création monothéiste, Dieu crée en désignant les choses créées (« Que la Lumière soit et la lumière fut »). Tradition perpétuée par Gottlob Frege : « nous avons besoins de signes sensibles pour penser » fondant ainsi ce qu’il nomma une « idéographie ». Sans langage, peut-on conceptualiser ? C’est le mot qui donne vie au concept, sans lui pas de concept matériel ou abstrait indispensable à la communication.

Les concepts de ce genre ont un contenu représentationnel hérité de la signification d’unités linguistiques externes (mots) dérivés des images acoustiques liées à l’énoncé : le son « chat » suffit à identifier la classe chat à travers l’apprentissage d’une langue maternelle. (Cela pose, bien sûr, la redoutable question de la traduction). Saint Augustin eut une formule heureuse : la pensée « roule en elle-même l’images des sons », prémisses des « images acoustiques » de F. de Saussure. La pensée serait donc un « discours intérieur » propre à une communauté linguistique. On parle alors d’« externalisme des contenus de pensée ». On assiste à une quasi inversion du rapport entre le concept et le mot hérité d’Aristote. Les contenus conceptuels étaient dans la tête avant d’être traduits dans les mots. Cette perception du concept perdura, perdure et perdurera encore, le débat se réchauffe à chaque génération. Pour Locke « les mots…ne tiennent lieu de rien d’autre que des idées dans l’esprit de celui qui s’en sert » (Essai sur l’entendement humain). Les mots ont donc une fonction sémantique référentielle dans l’espace public favorisant la communication. Pas de mot, pas de réalité. Un concept sans « son intérieur » n’a pas de réalité : le langage des sourds pallie le déficit sonore par des signes ; le son n’est qu’une mode d’expression, un signe comme un autre.

– 3)
 Pourtant l’interrogation sur l’existence de « concepts naturels » demeurent. Au modèle d’un organe qui remplit un rôle (le cœur par exemple) des auteurs pensent « qu’un certain concept en moi a pour fonction naturelle de représenter les chiens parce qu’il a eu dans ma vie passée (ou celle de mes ancêtres) certaines capacités causales ayant un rapport aux chiens, à cause desquelles il a pu se perpétuer en moi une image ou des images de chiens » : ça mord, ça donne des puces… Fruits de l’évolution et de la mémoire collective ces concepts ont une fonction naturelle, le darwinisme affleure sans vergogne.

Selon Panaccio : « la fonction principale des concepts naturels en nous est d’orienter nos attentes à l’endroit des choses du monde ». Cet auteur parle de protoconcept comme la menace, l’aliment, le partenaire sexuel. Ce type de concept génère des « attentes », des « états mentaux complexes constitués », des pré-dispositions innées permettant de combiner des représentations en jugements de référence face à telle ou telle situation. Nous sommes ici au cœur de ce que la tradition philosophique qualifie d’abstraction et de conceptualisation sans l’aide du langage ; mécanisme indispensable à l’adaptation au monde environnant en perpétuel mouvement. [4]

Concept : conclusion provisoire.
L’histoire du concept, bien qu’interminable, se résume en quelques propositions :
 Les concepts sont les éléments (particules élémentaires, atomes insécables) de base de la pensée de forme propositionnelle.
 « La notion ne prend sens que dans l’hypothèse où la pensée est structurée comme un langage » permettant de combiner les unités signifiantes élémentaires en séquences syntaxiques
organisées : sémantique et grammaire du concept.
 Les concepts engendrent le cadre d’un système complexe que la philosophie de la connaissance et les sciences nouvelles tendent toujours de circonscrire.
 Ils sont à l’origine de l’abstraction et de redoutables luttes partisanes entre les réalistes (le concept à une réalité ne serait-ce comme images mentales) et les nominalistes privilégiant les objets concrets, individuels. Tout ce qui existe est d’ordre individuel (Locke). La notion d’idée abstraite est indéfendable (Berkeley).
 La notion de concept fonctionne pour les objets physiques et visibles et certaines abstractions : nombres, figures géométriques, logique… En ce qui concerne les thèmes plus généraux : le beau, le vrai, la justice, la violence, la liberté…, des difficultés redoutables apparaissent. La notion d’Idée héritée de Platon garde sa fraîcheur et ses adeptes.
 Il n’y a pas de pur concept, il véhicule des croyances, une mémoire, une hérédité transmissible par l’éducation. L’interprétation du sens d’un concept dépend de facteurs qui lui sont externes. (Cf. infra le concept de violence)
 Le concept n’est pas une définition, au mieux il délimite des ressemblances. Seul le chimiste connaît H2O, le physicien, lui, parle du spectre d’une couleur et non du concept de rouge.
 Holisme [5]et individualisme s’affrontent : le concept d’État est un exemple.
 La compréhension du concept passe par la métaphore : qu’est- ce que le prolétariat ?
 Le concept est une forme de réductionnisme. On peut dire que le concept viole la polysémie du réel. Le concept est la première violence.
 Le concept, contrairement à l’idée platonicienne n’est pas figé, il bouge, il varie avec les usages en prise en sur les pratiques effectives, les modes et l’historicité locale ou générale.

Dernières considérations sur le concept.

 Begriff apporte la notion d’appropriation, de capture de l’objet par le sujet au moyen de l’entendement. Pas de conceptualisation sans intuition et perception ; sans réel pas de concept. Pas de chien, pas de concept de chien. Kant distingue les concepts empiriques des concepts purs qui ne « contiennent que la forme de la pensée d’un objet ». Ces derniers ne permettent prouvent pas l’existence des choses. C’est l’union de l’empirisme et du concept qui permet la connaissance. Le concept est « l’unité de conscience de différentes représentations ». Kant reprend l’acquis d’Aristote « en tout concept, il faut distinguer matière et forme. La matière des concepts est l’objet ; leur forme, l’universalité ».
 Le concept relève d’une activité intellectuelle (le mouvement d’Aristote ?). Il est le moteur du besoin de savoir.
 Toutefois, la conceptualisation engendre une dichotomie entre le réel (les choses) et l’universel. Source de conflit datant des empoignades entre les Sophistes et Platon.
 Cette situation conflictuelle au sein de l’objectivation engendre bien des difficultés. Il semble plus raisonnable de concevoir les « concepts comme des représentations » (E. Balibar).
 La conflictualité au cœur du procès d’intellection renvoie à l’arrière-boutique du sujet appréhendant l’objet. Au milieu du concept : l’idéologie et le langage (la traduction et ses problèmes sémantiques), pour preuve : le concept de Dieu (et bien d’autres dont la violence) (Cf. infra).
 Certains virent dans cette conflictualité soit la négativité nécessaire à l’autoréalisation de l’Absolu, de la Totalité via la dialectique (Hegel), soit comme Marx, qui ne fait que transformer la dialectique du Maître en une lutte eschatologique comme rédemption et réalisation du Concept : le Prolétariat, le nouvel Absolu devant absorber le réel et le transformer définitivement [6].

Ces considérations multiples sur « le concept de concept » ou méta-concept permettent d’aborder les thèmes centraux de la pensée libertaire (mais aussi les autres) sous un angle nouveau et de sortir, je l’espère, des sentiers rebattus. Revenons à notre sujet : le concept de violence.