Bandeau
Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
Descriptif du site
Oeillets (Révolution des ) IV
Eduardo de Sousa et Júlio Henriques
Article mis en ligne le 12 novembre 2020

En avril 1975 ont lieu les premières élections libres pour l’Assemblée Constituante. Le gagnant est le PS qui revendique dès lors le statut de parti majoritaire. Mais malgré tout, dans le fragile équilibre des forces sociales et de la présence du peuple dans la rue, les voies de la crise révolutionnaire n’étaient toujours pas claires.

Élections et terrorisme de droite

Le PREC arrive à son climax lors de ce qu’on a appelé « l’été chaud » de 75, quand la confrontation politique est devenue de plus en plus menaçante parmi les réactionnaires et l’extrême-droite. Avec l’Église catholique, ils fomentent de bruyantes manifestations, surtout dans le nord du pays, pendant lesquelles des gens finissent par prendre d’assaut des sièges de partis de gauche et d’extrême-gauche ; de telles initiatives sont organisées surtout par deux organisations d’extrême-droite, l’Armée de Libération du Portugal (ELP) et le Mouvement Démocratique de Libération du Portugal (MDLP). L’ELP et le MDPL réunissaient d’ex-membres de la police politique, des militaires supporters de Spínola et des entrepreneurs exilés en Espagne, comptant tous sur la protection de la police et des services secrets espagnols, ce qui leur permettait de mener des actions terroristes au Portugal. Parallèlement, dans la région de Lisbonne les organisations d’extrême-gauche tentent de créer un front commun avec le PCP ; bien que le PCP laisse tomber très vite, l’extrême-gauche crée le FUR, Front d’Unité Révolutionnaire. L’un des principaux éléments du FUR est le PRP-BR, proche de certaines conceptions conseillistes ; il fait pression sur les secteurs militaires les plus proches, le groupe

Lieut-colon. Otelo de Carvalo

de militaires autour d’Otelo Saraiva de Carvalho, pour qu’ils s’engagent dans une rupture révolutionnaire. Dans un de ses livres, le militant libertaire exilé en France Jorge Valadas (Charles Reeve) a d’ailleurs traité ces manœuvres d’extrême-gauche de « conception putschiste de la révolution sociale ».

Chacune de ces différentes organisations ayant une tactique et une vision distincte de la révolution, l’idée d’une insurrection n’a pas réussi à les unifier. La raison principale était qu’elles se trouvaient dépourvues du courage et de la force sociale capables de leur permettre d’y accéder, malgré le fait qu’elles aient pu réunir une bonne quantité d’armes prises dans les casernes tout au long des mois précédents. Quant au PCP, il est aujourd’hui clair qu’il n’aurait pas pu s’aventurer vers une prise du pouvoir selon les vieilles modalités léninistes : sa relation et sa dépendance de l’URSS ne le lui auraient pas permis. À plusieurs reprises, Brejnev a apaisé les dirigeants occidentaux et les secteurs militaires portugais conservateurs en affirmant qu’il n’entendait ni violer les accords d’Helsinki ni mettre en péril les pourparlers alors menés avec les États-Unis. Et pourtant, tout parait indiquer que certains secteurs de base et certains cadres et dirigeants du PCP encore imbus de la mystique léniniste ont été tentés d’aller de l’avant ou de soutenir une logique d’affrontement avec les secteurs conservateurs.

Offensive libérale

C’est donc les militaires libéraux, conservateurs et d’extrême-droite, plus certains groupes maoïstes, tous agglutinés autour du « Document des Neuf » [1], qui passent à l’offensive le 25 novembre 1975, sous le commandement opérationnel du lieutenant-colonel Ramalho Eanes, contre les secteurs militaires de gauche et d’extrême-gauche. Grâce à des opérations-éclair, ils réussissent à les désarmer en leur enlevant de surcroît l’influence politico-militaire qu’ils exerçaient. Pour le PREC, ce fut le coup de grâce.

Cette contre-révolution préventive, planifiée depuis des mois, avait le soutien de l’ambassadeur américain, Frank Carlucci (nommé en 1974), lié à la CIA et qui deviendra plus tard son directeur pour les principaux pays européens. Selon le plan établi, il était convenu d’aller vers la guerre civile si cela s’imposait comme obligatoire ; puis, si cette coalition était mise en déroute, elle devrait se retirer dans le nord du pays et lancer de là une offensive sur ce qu’ils appelaient « la Commune de Lisbonne ». Le soutien à ce plan était déjà garanti par le gouvernement britannique. Le prétexte pour légitimer ce coup fut une insubordination de troupes de parachutistes, présentée comme une tentative de prise du pouvoir par les communistes.

La victoire de ce plan stratégique à Lisbonne et dans sa région s’est révélée étonnamment simple : les différents partis et organisations ne s’étaient pas préparés pour résister et surtout les secteurs militaires liés au PCP et les secteurs plus radicaux où pontifiait Otelo ne se sont pas décidés à affronter les forces conservatrices, malgré leur évidente et décisive supériorité militaire dans la région de Lisbonne. La crainte d’une guerre civile a probablement été le facteur qui a déterminé l’immobilisme de l’extrême-gauche politique et militaire, et par là son recul sur l’échiquier politique.

Les conséquences de la défaite ont été définitives : les militaires plus radicaux ont été emprisonnés, expulsés des forces armées ou éloignés de leurs postes de commandement. Les forces armées, épurées de tous les éléments de gauche, se sont vues réorganisées et disciplinées. Les chaînons de commandement ont été refaits avec des éléments proches du groupe militaire victorieux et selon les patrons conventionnels supervisés par l’OTAN. Les organes du pouvoir civil et militaire ont eux aussi été réorganisés en accord avec le nouveau rapport de forces.

Par ailleurs, les mouvements sociaux, même s’ils ne sont pas devenus illégaux, ne peuvent plus compter sur l’aide des secteurs militaires qui les avaient soutenus jusqu’alors ; ils sont dorénavant contrôlés par la répression qui découle de la restructuration des forces policières et d’intervention.

En juin 1976, le premier président de la République de la nouvelle époque démocratique est élu au suffrage universel : le candidat élu est le général Ramalho Eanes, le chef opérationnel du contrecoup du 25 novembre. Tout de suite après est nommé le premier gouvernement constitutionnel dont le chef est le socialiste Mário Soares, qui avait été décisif dans l’articulation politique du putsch.

À partir de là, il devenait évident que la situation politique, sociale et économique allait changer profondément. Le PREC, bien qu’encore tout proche, c’était déjà du passé. Le pays allait être stabilisé par la force avec l’appui des pays occidentaux qui s’étaient montrés essentiels pour la victoire du « 25 novembre ».

Encore des années de lutte

Mais malgré tout, une société qui était entrée dans un rythme accéléré de conflits et de luttes sociales ne pouvait pas être arrêtée du jour au lendemain ; la nouvelle réalité militaire et gouvernementale – cette normalisation occidentale – n’a pas pu empêcher tout au long des années suivantes et jusqu’aux débuts des années 80 que la société portugaise évolue dans un vif état de conflictualité, d’autant plus que la crise économique et les tentatives de démanteler la réforme agraire suscitent encore une forte réponse du mouvement syndical et social. Mais la lutte spontanée et autonome des travailleurs va s’affaiblir et pratiquement disparaitre, et, du même coup, le rôle du PCP et de son Intersindical va se consolider en tant que représentants des travailleurs dans le cadre de la négociation légale de la force de travail et d’une démocratie parlementaire.
Le PS, le grand vainqueur du 25 novembre, prend la tête du gouvernement et devient le principal responsable du démantèlement de la réforme agraire, rendant, grâce à l’intervention policière conjuguée à l’intervention législative, à la bourgeoisie terrienne les terres occupées et à la bourgeoisie d’affaires, qui avait fui le pays, les entreprises nationalisées. Le PS sera aussi le stratège de l’adhésion du Portugal à la CEE, adhésion qui se révélera décisive pour l’encadrement définitif de ce pays périphérique dans la logique capitaliste européenne et transnationale. Mais pourtant le cadre légal et constitutionnel né des grandes mobilisations sociales et du contexte politique et culturel du 25 avril se maintiendra encore pendant quelques décennies.
Vers la fin des années 80, l’anarchisme n’avait pas avancé d’un pouce par rapport à sa réapparition au printemps 1974. La vieille génération était en train de disparaitre, l’espoir de la renaissance de l’anarchisme dans l’Espagne des années de la Transition ne s’est pas réalisé et la nouvelle génération a subi, comme tous les autres secteurs anticapitalistes, la désillusion de la défaite révolutionnaire et de l’affaiblissement des mouvements sociaux., Divisé entre le vieil anarcho-syndicalisme des débuts du XXe siècle et une expression plus contemporaine des courants libertaires post-68, l’anarchisme au Portugal n’a jamais réussi à trouver sa forme organisatrice ni la convergence dans l’action et encore moins la diffusion de ses idées au sein de ces classes populaires qui avaient été, en grande partie, cooptées par les organisations marxistes-léninistes pendant le PREC.
La révolution portugaise avait toutes les caractéristiques qui se prêtent à la méfiance des libertaires : elle est née d’un coup d’état dans lequel les militaires sont devenus des acteurs décisifs des luttes sociales qui s’ensuivirent, les organisations léninistes y était nombreuses, le mouvement syndical était encadré par le PCP. Mais en plus de sa méfiance, le courant anarchiste s’était montré incapable d’avoir une influence sur les événements. Par contre, il y avait dans la révolution portugaise une spontanéité et une auto-organisation à caractère libertaire qui ont rendu les mouvements populaires extrêmement attirants pour les anarchistes portugais ainsi que pour les libertaires d’autres pays qui se sont trouvés au Portugal à cette époque-là – certains choisissant d’y demeurer pour la vie.

Ressac et violence

Entre la fin des années 70 et les débuts des années 80, le ressac politique de la révolution portugaise allait déclencher une réaction violente. Un secteur de l’extrême-gauche insurrectionnelle, des individus qui provenaient surtout des secteurs militaires plus radicalisés et d’organisations telles que le PRP-BR et la LUAR, a créé une organisation clandestine, les Forces Populaires 25 avril (FP 25) à laquelle ont participé quelques libertaires. Les FP 25 se sont fait connaitre par des actions armées pendant les années 80 et 90 mais n’ayant plus de soutien militaire ni populaire dans leur tentative désespérée de faire arrêter la réorganisation capitaliste au Portugal, une telle initiative était condamnée à l’échec : presque tous ses militants ont été arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison. Certains seront libérés dans les années 90 à la faveur d’une amnistie, grâce à une sorte de pacte politique de pacification. Parmi leurs membres se trouvaient des anciens dirigeants et militants du PRP-BR, des marxistes d’inspiration conseilliste, des militaires d’avril comme le lieutenant-colonel Otelo Saraiva de Carvalho (le stratège du putsch du 25 avril 74), et parmi ses morts il y eut António Guerreiro, l’un des officiers de milice qui a organisé le siège du gouvernement et capturé le dernier premier-ministre de la dictature.

Inoubliable expérience

Pour la plupart de ceux qui l’ont vécue, la Révolution des Œillets a été l’expérience inoubliable d’une quasi-révolution. Pour d’autres, elle a été une révolution manquée, et pour d’autres encore une révolution impossible, comme l’a appelée (avec tout de même un point d’interrogation) le libertaire irlandais Phil Mailer, qui l’a vécue de l’intérieur. Pour les historiens, y compris les plus conservateurs, le 25 avril (comme on désigne cet événement au Portugal) n’a pas simplement été un coup d’état militaire : le 25 avril a été une crise sociale révolutionnaire, peut-être la dernière grande convulsion anticapitaliste dans l’Europe occidentale du XXe siècle. Pour citer les paroles ironiques du colonel Varela Gomes, un militaire rebelle qui avait été de toutes les conspirations antifascistes avant 74, qu’on a réintégré dans l’armée après le 25 avril et qui a participé activement au PREC (au point qu’il a dû s’exiler après le 25 novembre) : la révolution d’avril a été « la plus grande trouille de la bourgeoisie portugaise au XXe siècle ».
Même si elle n’avait été que ça, ça a valu la peine de vivre un tel moment. Mais bien sûr elle a été bien plus que ça : elle a fait tomber la plus longue dictature d’Europe, elle en a fini avec une sanglante guerre coloniale d’où l’émergence de nouveaux pays et la fin d’autres dictatures, elle a donné aux mouvements des femmes un bel essor, elle a rendu plus actifs les courants écologistes, elle a démontré que soudain le pouvoir pouvait se trouver joyeusement dans la rue et que le peuple pouvait s’assumer comme le protagoniste de l’histoire – de sa propre histoire.

Eduardo de Sousa et Júlio Henriques