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Encyclopédie anarchiste
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L’anarchie et l’entraide
Article mis en ligne le 3 janvier 2021
dernière modification le 27 décembre 2020

Reclus, Kropotkine et Metchnikoff portent leurs coups théoriques contre le social-darwinisme

Léon Metchnikoff

véhiculé par les savants de la bourgeoisie (Spencer, Huxley, Haeckel…). Ils sont d’autant plus enclins à le faire par leur formation intellectuelle, leur intérêt pour les champs de la géographie et des sciences naturelles. Ils ne nient pas la « lutte pour l’existence », mais s’efforcent d’y ajouter, d’un point de vue à la fois savant et politique, une autre théorie : celle de l’entraide.

Dès 1886, Léon Metchnikoff lance des idées en ce sens : « N’importe où l’on voit un phénomène d’association - que ce soit sous la forme d’un organisme végétal ou animal, ou encore, de façon plus parfaite, humain - nous ne pouvons manquer de détecter quelque chose de nouveau, distinct de la loi de la compétition ou de la lutte individualiste comme la loi spécifiquement darwinienne elle-même est distincte de loi, newtonienne, universelle de la gravitation. Ce quelque chose, nommément, c’est le consensus d’un nombre de forces plus ou moins individualisées tendues vers un but, non personnel ou celui d’alliés, mais commun à tous, c’est ce que nous appelons coopération » [1].

Léon Metchnikoff bénéficie probablement aussi des discussions avec son frère cadet, Élie (Ilya) Illitch Metchnikoff (1845-1916). Ce futur zoologiste et bactériologiste réputé (il obtiendra le Prix Nobel de physiologie en 1908) rend compte de L’Origine des espèces en 1863 en la critiquant pour sa faiblesse principale : « une généralisation de la loi malthusienne » [2].

Élisée Reclus emploie le terme d’entraide dans un article de 1897 sur La Grande famille à propos des animaux et du végétarisme, et à nouveau en 1898 dans ses Pages de sociologie préhistorique qui seront reprises dans L’Homme et la Terre [3]. Il le propose ensuite à Kropotkine pour traduire l’expression anglaise de mutual aid qui est utilisée dans la première édition, en anglais, de son livre éponyme [4].

Le terme de « mutuel » était déjà employé en biologie, à partir de 1873 par le zoologiste et paléontologue belge Pierre-Joseph van Beneden (1809-1894) à propos d’espèces qui ne sont ni des parasites, ni des commensaux, qui « se rendent des services mutuels » et qu’on peut donc qualifier de « mutuellistes » [5]. Élisée Reclus regrette, comme Kropotkine, que les épigones de Darwin n’aient pas repris et approfondi ses intuitions à propos de l’« accord pour l’existence » et des « communautés associées » [6].

Kropotkine commence à réfléchir aux interprétations du darwinisme pendant son emprisonnement à Clairvaux (1883-1886). Il prend alors connaissance d’une conférence donnée par Karl Federovic Kessler (1815-1881) en 1879, un zoologiste russe estimant que « l’aide mutuelle est aussi bien une loi de la Nature, que la lutte réciproque ; mais pour l’évolution progressive de l’espèce, la première est de beaucoup plus importante que la seconde » [7]. Sa théorie est également soutenue par de nombreux savants russes [8].

Lorsqu’en 1888 Thomas H. Huxley (1825-1895) publie son « article atroce », comme Kropotkine l’appelle, The struggle for existence : a program  », il se résout à publier ses « objections ». Il s’appuie d’abord sur les propres travaux de Darwin et de ses épigones qui ne se contentent pas de répéter le principe de la « lutte pour l’existence » comme un mantra, et qui contrebalancent la théorie de la survie du plus fort par celle de l’entraide, déjà entrevue par Darwin lui-même et admise par ses disciples comme George Romanes (1848-1894) [9]. Il utilise aussi les nombreuses observations, biogéographiques, géographiques et ethnologiques, qu’il a recueillies en Sibérie.

Si les naturalistes admettent que Darwin lui-même reconnaît la sociabilité parmi les espèces, ils ne peuvent la concilier avec la lutte pour l’existence dont ils font la base de leur théorie en remontant jusqu’à Malthus. Kropotkine assume que cette contradiction existe, que le malthusianisme et l’associationnisme s’opposent. Mais cela ne suffit pas : il faut le démontrer, il faut expliquer comment et pourquoi l’entraide et la lutte coexistent sans que l’une l’emporte sur l’autre, ou même, selon Kropotkine, que la première est plus décisive que la seconde.
Mais, au fur et à mesure, les années passent, Kropotkine est pris par d’autres activités. Le darwinisme traverse en outre une éclipse au cours des années 1890-1910 [10], et la théorie de la sélection naturelle se trouve sous le feu d’attaques diverses ou bien de nouveaux programmes de recherche : mendélisme, orthogenèse et néo-lamarckisme [11].

Kropotkine, un naturaliste amateur de la vieille école, mais néanmoins doté de ses observations sibériennes, de ses nombreuses lectures et de ses échanges scientifiques dès sa jeunesse, dispose alors d’un renfort critique et pertinent avec Marie Goldsmith (1871-1933). Alias Maria Korn, cette anarchiste d’origine russe est une brillante étudiante à Paris qui obtient son doctorat ès science (1915) sous la direction du néo-lamarckien Yves Delage (1854-1920), professeur à la Faculté des sciences de Paris. Surtout, elle est une biologiste de laboratoire qui est au courant des expériences scientifiques, qui peut les tester et les vérifier. Kropotkine et Goldsmith entretiennent une correspondance scientifique pendant une vingtaine d’années, de 1897 jusqu’à la mort de Kropotkine en 1921 [12].

La théorie de l’entraide est une double réponse face aux conceptions scientifiques partielles des darwiniens et face aux interprétations politico-scientifiques que savants, essayistes ou simples politiciens en tirent. Sa préoccupation est assez simple : comment éviter que la science ne justifie l’injustice et l’inégalité de la société actuelle comme de la société future. Cela l’amène à démontrer le contraire, ou comment la science montre que l’anarchie existe déjà dans la société présente - l’entraide, par exemple, comme un facteur parmi d’autres - que l’évolution en question y mène inévitablement et que, finalement, l’anarchisme est totalement légitime.

Marginalisée pour sa connexion explicite avec l’anarchisme et pour certaines limites scientifiques, la théorie de l’entraide n’a cependant jamais été complètement oubliée des savants. Elle ré-apparaît chez le zoologiste Warder Clyde Allee (1885-1955), avec Cooperation among animals (1951), ou l’anthropologue Ashley Montagu (1905-1999) avec On being human (1966) [13]. Au Japon, Imanishi Kinji (1902-1992), naturaliste célèbre, insatisfait de la notion de la « lutte pour l’existence » qui lui paraît trop occidentale et trop éloignée de sa socio-culture japonaise, exhume Kropotkine au cours des années 1970 pour étayer sa théorie sur le mutualisme [14].

Depuis une poignée d’années, à la suite des nouvelles découvertes en génétique, de la remise en cause des grands récits structuralistes ou marxistes mais aussi dans le contexte d’une sociobiologie de plus en plus influente et agressive, notamment dans les milieux scientifiques et intellectuels américains ou anglophones, les textes et les publications se multiplient à propos de la théorie kropotkinienne [15]. Le courant anarchiste lui-même, après s’être pendant longtemps contenté d’une simple lecture de répétition, la reconsidère à l’aune des nouvelles découvertes [16]. Comme l’affirme le biologiste contemporain Lee Alan Dugatkin, « Kropotkine ne fut pas seulement la première personne qui a clairement démontrée que la coopération était importante parmi les animaux, il fut le premier à expliquer vigoureusement ce que la compréhension de la coopération chez les animaux pouvait mettre en lumière sur la coopération humaine » [17].