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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Économie robocratique
Article mis en ligne le 4 juin 2021
dernière modification le 6 juin 2021

Ouvriers et contremaîtres des usines 4.0, les robots donnent un nouvel élan au capitalisme industriel. Ils sont également les cadres du capitalisme financier et les extracteurs de données du capitalisme de surveillance, la nouvelle forme d’extractivisme déployée sur l’Internet, les réseaux mobiles et les réseaux sociaux.

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Industrie et services : banalisation des robots . Ils sont les acteurs de la quatrième révolution industrielle – l’Industrie 4.0. La « chaîne » fordiste, trop rigide, cède la place aux réseaux de robots qui produisent toujours plus, avec toujours moins de labeur humain et pour toujours moins cher. Infrastructure : Les protocoles de la 5G garantissent à chaque robot la bande passante et les temps de réponse nécessaire à une communication parfaitement fiable qui permet de déployer enfin les algorithmes de « l’Intelligence Artificielle Distribuée ». Les Systèmes Multi Agents coordonnent parfaitement des sociétés quasi-illimitées de robots allant des plus simples – les milliers de robots-tacherons, capteurs et transmetteurs de présence, température, acidité, pression, luminosité… – aux plus complexes : les équipes de robots-intelligents qui conçoivent les plans de production puis structurent et supervisent les chaînes logistiques entrant et sortant des sites de productions. Il ne faut plus penser les robots industriels comme des super-machines pilotées par des humains, mais comme des sociétés de robots autonomes qui s’organisent en fonction des besoins et difficultés tout au long des « supply networks » – les réseaux d’approvisionnement de la mondialisation.

Pour réguler la production, les robots-oracles du « Big Data » spécialisés dans l’analyse d’énormes masses de données prédisent les besoins afin d’adapter finement production et demande, ou dans le cadre de stratégies plus offensives, créer les pénuries qui feront monter les prix ou les surabondances qui feront chuter des concurrents. Un robot est compétent, ne fatigue pas, n’a pas « d’état d’âme » ; il ne lance pas on plus « d’alertes ». L’industrie 4.0 est un important moteur de la robocratie.

Finance : suprématie des robots-traders. Dernier avatar du capitalisme, le capitalisme financier n’existe que par l’utilisation des bots, les robots informationnels, qui sont comme poissons dans l’eau dans cet univers purement informationnel. Leurs algorithmes calculent infiniment plus vite que tout être humain et peuvent consulter une quantité de connaissances et de données inaccessible à un trader, ce qui en fait les meilleurs experts de la finance. La bourse états-unienne voit 80 % de ses transactions – achat ou vente – réalisé par des robots qui apparient une connaissance parfaite de l’état des marchés, avec les informations issues de l’Internet, du Web, des smartphones, des satellites et d’un nombre toujours croissant de capteurs de tout, comme par exemple des variations des flux de bateaux quittant les quais pour exporter telle ou telle matière première. Les robots-traders font jaillir le profit de toute source d’« information ». Simples soutiers de la crise des subprimes en 2009 qui a mis a terre les économies occidentales, ils seront les artisans de la prochaine.

Extraction, surveillance : le monde digital est le monde des robots. Ils le produisent, l’animent et le contrôlent. La présence humaine est cantonnée à sa surface, d’où ils nous surveillent. Le capitalisme de surveillance est la nouvelle forme du capitalisme extractiviste dont notre intimité et notre subjectivité sont les objets ; les bots pillent nos données revendues à prix d’or selon l’adage bien connu dans le milieu «  Data is the new oil ! » – les données sont le nouveau pétrole. Notre surveillance doit être systématique et se faire à un coût marginal proche de zéro ce qui exclue de fait les humains, simples donneurs d’ordres exécutés par des millions de robots. En robocratie, nous vivons sous l’œil des robots.

Commandés et contrôlés par des robots : c’est l’essence de la robocratie. Dans les usines et la chaîne logistique, les robots décident puis commandent aux humains, imposant leur rythme et un contrôle de chaque instant. Le contremaître est devenu un robot qui entend, voit et mémorise tout, même à distance. Sa mémoire est parfaite et sans limite et toute information est comparée à des normes, à des probabilités, à des prévisions. On pouvait négocier avec le contremaître, on ne le peut avec robot, on obéit ou on part. Si l’on ne peut partir, alors on obéit. Même méthodes du côté des cols blancs, les petits et moyens intellectuels. Des bots pilotent leurs processus de production d’information – documents, rapports, contrats… – le long desquels ils s’activent en compagnie d’autres bots. C’est ce qu’on appelle le BPM – Business Process Management, ou Gestion des Processus Métiers, qui transpose à la production d’information le principe du travail à la chaîne. Ici aussi tout est cadencé, observé et mémorisé, ici aussi le contremaître est un robot, ici aussi on obéit.

Conséquence : une richesse toujours plus concentrée . Les humains étant progressivement remplacés par les robots, la dépense en capital prend le pas sur celle du travail, le nombre et l’influence des employés baissent. La productivité et l’ubiquité des robots sont telles que les marchés se mondialisent d’eux-mêmes, jusqu’à la consolidation de monopoles, ou plutôt, de par l’affrontement Chine/USA, de duopoles tels Google/Baidu, Amazon/Ali Baba, Facebook/WeChat… Sans robots ces entreprises n’existeraient tout simplement pas. Les fortunes colossales accumulées par leurs fondateurs en moins de deux décennies dévoilent l’immense impact économique de la robotisation. Ces fortunes de surcroît gonflent d’elles-mêmes grâce taux de profits indécents engendrés par les robots-traders de la finance.

Conséquence : déqualification, surqualification… deux catégories de travailleurs se partagent le travail restant ; les gagnants se servent des robots, les perdants les servent. Un large fossé économique et culturel les sépare. À l’image des roboticiens de la Silicon Valley, les gagnants – 10 à 20 % du total – sont mondialisés, cultivés, LGBT-friendly, agnostiques et surtout, extrêmement bien rémunérés. « Leurs » robots sont d’extraordinaires outils qui renforcent la qualité, la vitesse, la précision et l’impact de leur décisions. À l’inverse, les perdants deviennent des outils. Les outils des robots, leurs extensions biologiques. Repoussés vers les tâches à faible valeur ajoutée que ne savent pas encore faire les robots, leur destin est le remplacement. Les travailleurs des entrepôts géants de la chaîne logistique en sont l’archétype lorsque chacun de leurs gestes est conçu, imposé et contrôlé par le robot auxquels ils sont connectés en temps réel au moyen de casques audio et de lasers. Dans le domaine du service à la personne, le chauffeur Uber voit ses courses et leur prix décidés par un robot, et lui-même ne fait que suivre le plan de route calculé par d’autres robots. Précaire, interchangeable, sous-payé et constamment contrôlé et manipulé par des robots ; finalement remplacé. Tel est le travail humain en robocratie.

Le Remplacement  : bots et robots se perfectionnent sans cesse et leur champ d’action ne fait que s’étendre ; aucune catégorie de travailleur n’est à l’abri de la robotisation de tout ou partie de son métier. Les travailleurs manuels de la production et de la chaîne logistique sont en compétition avec les robots de précision ou de force, fixes ou mobiles ; leur remplacement engendre de telles économies d’échelle que sous la pression de la compétition mondiale, il devient nécessaire dès qu’il est possible. Quant aux travailleurs intellectuels, ils sont confrontés à des intelligences artificielles toujours plus flexibles ou hyper-spécialisées, comme en finance ou en informatique. Si ces travailleurs humains peuvent rapporter beaucoup, ils peuvent aussi coûter cher, parfois très cher – jusqu’à 1 milliard de dollars annuel pour un gestionnaire de fond spéculatif ; 1 million de dollars pour un informaticien de haut vol ; il est tentant d’en faire l’économie, de les remplacer. La firme Goldman Sachs, une des pires hydres de la finance a tiré la première, en réduisant drastiquement le nombre des traders de son bureau londonien – les fameux Golden Boys – de 600 à deux.

Du grand nombre d’études « sérieuses » publiées sur le sujet, on retiendra surtout une grande incertitude. À titre d’exemple, l’étude menée conjointement par les très sérieux groupes Dell et Insitute for the Future avance que 85 % des emplois qu’exerceront étudiants actuels n’ont pas encore été inventés… peut-être parce que pour partie ils n’existeront jamais. Le flou règne et les prédictions rassurantes sur l’émergence de nouveaux métiers ne sont adossées à aucun fait concret, se contentant d’indiquer que « jusqu’ici » chaque avancée technique a suscité l’émergence de nouveaux métiers. À ce stade, la seule catégorie en croissance est celle du service à la personne ; c’est le grand retour des domestiques, mais déjà en compétition avec les robots-aspirateurs, tondeurs, cuisiniers, nettoyeurs ou repasseurs…

En résumé : devenir outil, puis inutile. Le travailleur humain piloté par un robot devient une extension du robot, un outil. On l’avait déjà transformé en « ressource », voici qu’il devient un objet. Angoisse devant les conséquences matérielles du remplacement et déprime existentielle de se sentir inutile. Pour les 10-20 % qui se servent des robots, cette angoisse s’accompagne de celle du déclassement, de la chute généralisée : conditions d’existences, image de soi, réseaux de sociabilité. Plus haut le sommet, plus dure la chute. Pour les uns c’est le bore-out, on meurt d’ennui ou de fatigue, pour les autres il leur faut en faire toujours plus, se surinvestir se dépasser pour finalement s’immoler dans un burn-out.