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Encyclopédie anarchiste
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Concentration du capital et dissémination industrielle
Article mis en ligne le 10 juillet 2021

Contrairement à la prophétie du schéma historique marxiste, la concentration du capital, qui s’accomplit effectivement à l’échelle planétaire avec la domination de grandes firmes transnationales, ne se traduit cependant pas par une disparition de la petite industrie ou du petit commerce, ni par une disparition absolue de la paysannerie, ni par une rétraction des classes moyennes qui leur correspondent plus ou moins.

Moins d’une cinquantaine d’années après la publication du Manifeste (1847) ou de la Critique de l’économie politique (1859), Élisée Reclus remarque que la petite industrie et la petite agriculture n’ont pas disparu, tandis que s’intensifie à l’échelle du monde la division socio-spatiale du travail — pour reprendre une terminologie actuelle. Il critique d’ailleurs explicitement Marx sur ce point. Certes, il constate que « l’industrie, comme les autres formes de richesse, se concentre graduellement en un nombre de mains toujours plus petit », en Europe et surtout aux États-Unis [1]. Mais il ajoute que « pourtant la petite industrie n’est pas morte, non plus que le petit commerce » [2].

À peu près au même moment, Kropotkine expose un constat similaire, dénonçant « les phrases stéréotypées, déclarant que ‘la petite industrie est en décadence’ et que ‘plus vite elle disparaîtra, mieux cela vaudra’, car elle fera place à la ‘concentration capitaliste’ qui, selon le credo démocrate-socialiste, ‘achèvera bientôt sa propre ruine’ » [3]. Pour Kropotkine, « la base de cette croyance se trouve dans un des derniers chapitres du Capital de Marx (l’avant-dernier), où l’auteur parlait de la concentration du capital et y voyait ‘la fatalité d’une loi naturelle’ ». Il rappelle que « vers 1848, tous les socialistes, ou à peu près,

partageaient cette idée ». Et il fait crédit à Marx d’un changement possible de théorie si celui-ci avait pu voir l’évolution des choses, parce qu’il aurait « très probablement remarqué l’extrême lenteur avec laquelle s’accomplit la disparition de la petite industrie » permise par « les facilités de transport (…), la demande toujours croissante et toujours plus variée, ni le bon marché actuel de la force motrice prise en petite quantité » [4].

Il existe ainsi une industrie « disséminée répondant à des besoins et ne craignant pas la concentration du capital, qui la dédaigne plutôt » [5]. Ailleurs, Reclus signale avec quelle habileté les « grands industriels » se débrouillent pour « éviter les frontières » [6]. Un siècle avant la glose sur les « pays émergents » et autres « nouveaux pays industrialisés asiatiques », il annonce la dynamique spatiale de l’élargissement du capitalisme : « La période historique dans laquelle vient d’entrer l’humanité, par la jonction définitive de l’Asie orientale au monde européen, est grosse d’événements. De même que la surface de l’eau, par l’effet de la pesanteur, cherche à se niveler, de même les conditions tendent à s’égaliser sur les marchés du travail. Considéré comme simple possesseur de ses bras, l’homme est lui-même une marchandise, ni plus ni moins que les produits de son labeur. Les industries de tous les pays, entraînées de plus en plus dans la lutte de la concurrence vitale, veulent produire à bon marché en achetant au plus bas prix la matière première et les ‘bras’ qui la transforment. Mais où les puissantes manufactures, comme celles de la Nouvelle-Angleterre, trouveraient-elles des travailleurs à la fois plus habiles et plus sobres, c’est-à-dire moins coûteux, que ceux de l’Extrême-Orient ? » [7].

L’écart entre les fortunes grandit, « mais la classe intermédiaire ne s’est point atrophiée. La bourgeoisie - la petite et la haute bourgeoisie - n’a pas disparu. Tout au contraire » [8]. Logiquement, Reclus conclut : « En attendant l’élaboration d’une théorie qui tienne compte de ces faits, il faut affirmer que ces phénomènes sont plus complexes qu’on avait pu le croire en 1840, même en 1870 » [9]. On ne peut donc que constater la lucidité d’Élisée Reclus quant à l’évolution du capital, et à la traduction idéologique que cela implique dans l’évolution même de l’analyse socialiste.

Élisée Reclus donne néanmoins quelques éléments d’explication dans ses ouvrages, percevant les caractéristiques géographiques de ce qu’on appelle de nos jours « mondialisation » ou « globalisation ». Ainsi annonce-t-il que « le théâtre s’élargit, puisqu’il embrasse maintenant l’ensemble des terres et des mers, mais les forces qui étaient en lutte dans chaque État particulier sont également celles qui se combattent par toute la Terre » [10].

Autrement dit, la logique de la construction du capital dans chaque pays s’applique désormais à toute la planète. Elle pèse sur les producteurs comme sur les consommateurs : « En chaque pays, le capital cherche à maîtriser les travailleurs ; de même, sur le plus grand marché du monde, le capital, accru démesurément, insoucieux de toutes les anciennes frontières, tente de faire œuvrer à son profit la masse des producteurs et à s’assurer tous les consommateurs du globe, sauvages et barbares aussi bien que civilisés » [11].
Lire la suite : La critique du « développement inégal »