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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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La critique du « développement inégal »
Article mis en ligne le 10 juillet 2021

Élisée Reclus pointe donc à la fois la dynamique du capital, comme le fait Marx, mais aussi le rôle des États, une combinaison toujours actuelle que les partisans du libéralisme mais aussi de la social-démocratie ou du tiers-mondisme tentent d’édulcorer. Il esquisse une analyse du « développement inégal » — il en utilise même l’expression dans la préface de L’Homme et la terre — en soulignant que « la lutte de la concurrence vitale » qui entraîne les « industries de tous les pays » aboutit à une volonté de « produire à bon marché en achetant au plus bas prix la matière première et les bras qui la transformeront » [1].

Ce processus provoque non seulement l’afflux d’une main d’œuvre dans les pays industrialisés, mais aussi une diffusion de l’industrie là où se trouve la main d’œuvre, d’où une concurrence terrible entre pays et classes ouvrières. Selon lui, « il n’est pas nécessaire que les émigrants chinois trouvent place dans les manufactures d’Europe et d’Amérique pour qu’ils fassent baisser les rémunérations des ouvriers blancs : il suffit que des industries similaires à celles du monde européen, celles des lainages et des cotons par exemple, se fondent dans tout l’Extrême-Orient, et que les produits chinois ou japonais se vendent en Europe même à meilleur marché que les productions locales » [2].

Il est tentant d’insister sur le caractère remarquable de cette analyse, écrite au tout début du XXe siècle, prémonitoire sur le plan non seulement économique (la recherche des moindres coûts salariaux, la compétition économique, le type de branches industrielles concernées…), mais aussi géographique (les pays d’Asie orientale comme nouveaux pays industrialisés). Mais le raisonnement reclusien ne s’arrête pas là.

En effet, parallèlement à « l’étagement » des oppressions qu’il observe dans chaque pays, et qui permet de maintenir une domination générale ou coloniale, Élisée Reclus réfléchit également sur la nouvelle hiérarchie qui se dessine entre les différentes nations et puissances. Il ne peut bien sûr pas imaginer l’apparition de l’Union soviétique, et ses conséquences géopolitiques avec l’instauration d’un nouveau désordre mondial dans le cadre d’une guerre dite froide, en réalité très chaude en certaines parties du monde (Corée, Indochine, Éthiopie, Angola…). Mais il prévoit l’affaiblissement de l’Angleterre, cette « nation initiatrice de la grande industrie [qui] s’est laissée enliser par la routine et [qui] est dépassée maintenant par ses rivales », la prépondérance du Nouveau Monde, singulièrement des États-Unis, y compris sur l’Amérique du Sud, car « les républiques ibéro-américaines (…) ne peuvent empêcher que, par la force des choses, les États-Unis gagnent constamment en prépondérance » [3]. Il annonce aussi l’essor du Japon ou de la Chine.

La pression coloniale ou impérialiste des grandes puissances sur les pays se répercute inévitablement sur les peuples, et à l’intérieur même des pays, masquant ainsi les véritables responsabilités ou causes dans la cascade des dominations : « Il n’est pas de fléau comparable à celui d’une nation opprimée qui fait retomber l’oppression comme une fureur de vengeance sur les peuples qu’elle asservit à son tour. La tyrannie et l’écrasement s’étagent, se hiérarchisent » [4]. L’État, politico-militaire, garde la main et dicte les nouveaux ordonnancements : « La supériorité appartient à celui qui, au moment donné, dispose d’une nouvelle application navale, sous-marine, aérienne et flottante » [5]. De la part d’un anarchiste, l’évocation de ce facteur ne saurait être surprenante. Et on note encore cette anticipation extraordinaire sur le rôle actuel de la flotte sous-marine et de la flotte aérienne mises sur le même plan que les forces dites conventionnelles.

À peu près à la même époque que ces écrits de Reclus, Pierre Kropotkine renchérit en décrivant la diffusion spatiale de l’industrie, son émiettement même, jusque dans les campagnes, qu’il évoque dans les derniers chapitres de La Conquête du pain (1892). Une dizaine d’années après la première version anglaise (1898) de son livre Champs, usines et ateliers, il précise dans l’édition française (1910) qu’« en révisant le chapitre des petites industries, j’ai pu constater de même que le développement de celles-ci, à côté des grandes industries centralisées, ne s’est nullement ralenti. Au contraire, la distribution de la force à domicile lui a donné une nouvelle impulsion » [6]. Il met donc en avant un facteur technologique, la diffusion de l’énergie non humaine, qui s’ajoute aux conditions classiques de l’exploitation de la force de travail.

En parallèle à ce facteur technique, Kropotkine ajoute la concurrence internationale qui pousse malgré tout chaque pays « à s’affranchir de l’exploitation par d’autres nations, plus avancées dans leur développement technique » [7]. Autrement dit, il analyse la division internationale du travail, socio-spatiale. Il propose une combinaison de plusieurs dynamiques spatiales dans la diffusion de l’industrie : l’économie de l’énergie nécessaire, l’innovation technologique, la compétition des grandes firmes, la dynamique nationale propre au capitalisme d’État, mais aussi la recomposition de la division du travail dont l’excès trouve ses limites en une nouvelle synthèse (agriculture-industrie, manuel-intellectuel…), ainsi que les initiatives prises par le peuple (« les syndicats de cultivateurs, les coopératives de production », etc.).

Kropotkine se montre ainsi prophétique dans sa préfiguration du capitalisme flexible, mais sa démarche apparaît parfois curieuse car on se demande s’il se contente d’observer une évolution possible, ou bien s’il s’en félicite. En effet, dans sa conception, tout ce qui est décentralisé s’oppose au Léviathan étatique et, par conséquent, se rapproche de l’anarchie, même dans l’économie capitaliste actuelle. On peut y voir sa forte tendance à un évolutionnisme positif, optimiste diront ses détracteurs ou même ses critiques venant des anarchistes.

La division socio-spatiale du travail est liée non seulement à l’économie mais aussi à la sociologie car elle correspond à la division de la société en classes. L’anarchisme, et a fortiori l’anarcho-syndicalisme, n’ont jamais donné une définition restrictive du prolétariat. Loi de limiter celui-ci aux seuls ouvriers de l’industrie, ils prennent également en compte les employés, les techniciens, les enseignants, les paysans sans terres, les métayers et les fermiers.

Selon Proudhon, le prolétaire, c’est « celui qui cherche du travail  », et il oppose sans cesse le travailleur au capitaliste. Marx et Engels ne feront que reprendre cette opposition en la systématisant, par exemple dans le Manifeste communiste (1848). Mais, contrairement au marxisme, l’anarchisme ne considère pas que ces deux grands blocs, bourgeoisie et prolétariat, sont homogènes, et donc que leurs intérêts sont mécaniquement communs.

Ce fut l’un des enjeux théoriques et politiques du congrès international anarchiste d’Amsterdam de 1907. Errico Malatesta (1855-1932) répond ainsi à Pierre Monatte (1881-1960) à propos de cette question : « L’erreur fondamentale de tous les syndicalistes révolutionnaires provient d’une conception beaucoup trop simpliste de la lutte des classes. C’est la conception selon laquelle les intérêts économiques (…) de la classe ouvrière seraient solidaires » (Miéville et Antonioli, 1997). La concurrence généralisée, loi fondamentale du capitalisme, s’oppose en effet à une telle situation. Les corporations, ou groupes professionnels, peuvent entrer en conflit d’intérêts, et durement.

Sur le plan sociologique, l’anarchisme prend en compte l’existence d’une nouvelle classe moyenne au sein du capitalisme et le rôle des socialistes eux-mêmes ou du mouvement syndicaliste dans l’essor de cette classe. L’évolution du capitalisme voit en effet l’émergence d’une classe moyenne qui se dissocie subjectivement de la classe ouvrière, et qui occupe un rôle de plus en plus important. C’est ce que Proudhon prévoit très tôt, contrairement à Marx, puisque dès 1852, à peu près au même moment que la publication du Manifeste communiste, il donne au terme de « classe moyenne » (au singulier) une base conceptuelle qui sera reprise par Max Weber ou Jean Jaurès, par exemple, mais qui revêt également une dimension politique (Wey, 1989).

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