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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Anarchisme, ethnologie et anthropologie
Charles Macdonald
Article mis en ligne le 18 février 2022
dernière modification le 1er septembre 2022

La question est celle du rapport entretenu entre l’ethnologie ou anthropologie sociale —du 19ème siècle au début du nôtre— d’une part, et les théories anarchistes et/ou libertaires jusqu’à aujourd’hui d’autre part.

C’est un fait très paradoxal que les anthropologues de ces cent dernières années n’aient généralement pas adopté une approche inspirée par les fondateurs de l’anarchisme (Godwin, Bakounine, Kropotkine, Proudhon, etc.) pour interpréter les systèmes sociaux des peuples qu’ils étudiaient alors que nombre de ceux-ci, les Inuit par exemple, offraient des exemples évidents d’une organisation anarchique, c’est-à-dire sans Etat ou même sans chefs.

Pourquoi l’anarchisme n’a- t-il pas eu de succès avec les ethnologues ? Je vois plusieurs raisons à cela.

La première tient peut-être au caractère supposé utopique de l’anarchisme politique et son incompatibilité avec la très grande majorité des systèmes sociaux existant. L’humanité tout entière, à quelques rares exceptions près (communes ou petits groupes ethniques géographiquement marginaux et isolés) est aujourd’hui rassemblée sous la bannière de l’Etat-Nation, dans toutes ses variantes, autoritaires et démocratiques. Les bandes de chasseurs-cueilleurs nomades paraissaient alors comme des espèces sociales déficientes et amputées d’un organe principal. D’un point de vue évolutionnaire, entre celles-ci et les sociétés modernes (pour adopter un schéma néo-évolutionniste pas vraiment abandonné), se situaient les chefferies, les tribus, les confédérations, les royaumes et finalement l’Etat moderne avec la paysannerie quelque part au milieu. Pour Morgan, puis Marx et Engels la société primitive était communaliste et proto- démocratique mais l’évolution des forces et des rapports de production lui enlevait toute pertinence en tant que modèle pour une société moderne. Dans cette perspective étatiste, qui suppose la nécessité d’un organe central de gouvernement, les peuples sans Etat restaient soit dans une sorte de magma primordial dépourvu de toute structure, soit étaient dotés de quelque chose qui ressemblait ou préfigurait l’Etat. C’est ainsi que, classiquement, les anthropologues britanniques interprétaient le système lignager des peuples nilotiques, « l’anarchie ordonnée » d’Evans-Pritchard (Evans-Pritchard 1940). Ce système permettait une centralisation et une organisation linéaire par une distribution systématique des individus dans les groupes au moyen d’une hiérarchie segmentaire.

Les études de parenté, qui formaient le cœur de la discipline, permettaient de croire à l’existence de dispositifs primaires d’assignation des statuts, de formation des groupes et de structuration linéaire de l’organisation sociale dans son ensemble. A partir des années 80, les études de parenté sont passées à la trappe sans qu’aucune réflexion majeure sur les structures sociales ne vienne les remplacer. L’ethnologie, en devenant anthropologie, a perdu son paradigme initial (l’étude des peuples « primitifs ») et s’est éparpillée dans d’innombrables digressions interprétatives et journalistiques. Elle aurait pu se saisir de la pensée anarchiste et libertaire mais ne l’a pas fait, bien qu’intéressée par les mouvements autonomistes toujours présents ou les nombreuses formations marginales et interstitielles : clubs de football, joueurs d’échecs, adeptes du surf ou sectes évangélistes.

Il y avait une réelle difficulté à penser l’anarchie parce que les concepts qu’utilisaient les anthropologues étaient ceux qui permettaient de comprendre les sociétés semblables aux nôtres, mais pas celles qui en différaient radicalement.

Une autre raison importante doit être signalée : la domination du marxisme et sa pénétration dans la théorie ou les théories anthropologiques du social. Les anthropologues ont ainsi répété l’histoire : la défaite de Bakounine lors du Congrès de La Haye (qui voit l’exclusion de celui-ci de la Première Internationale en 1872), celle de Strirner que Marx démolit dans l’Idéologie allemande, celle de la Makhnovchtchina par les bolchéviks et celle des anarchosyndicalistes face au parti communiste stalinien dans l’entre-deux guerre. La voix isolée d’un ethnologue français, Pierre Clastres, s’est bien faite entendre et son œuvre est souvent citée (Clastres 1974), —un peu comme celle de Tönnies qu’on cite régulièrement sans l’avoir lu—, mais très rarement suivie. En France l’anthropologie pouvait se rapprocher du socialisme avec Marcel Mauss et son économie du don. L’après-guerre a vu se développer des théories éloignées de la pensée anarchiste, comme le fonctionnalisme et le structuralisme. Et pourtant les fondateurs de ces théories ont pu se définir occasionnellement comme anarchistes mais de droite plutôt que de gauche. La théorie marxiste, jusqu’à la chute du mur de Berlin, était la théorie dominante et ses défenseurs dans les rangs des anthropologues dédaignaient les thèses anarchistes.

J’ajouterai à tout cela une raison d’ordre plus général. On a fait depuis Rousseau de la propriété privée le fondement d’un ordre social jugé injuste et la révolution bolchévique a fait de son rejet un de ses principaux arguments. En revanche l’existence d’une hiérarchie ou de chefs ne représentait pas, bien au contraire, un obstacle à l’édification d’une société juste et équitable. Il nous est de toute façon beaucoup plus facile d’imaginer une société sans propriété qu’une société sans chef. Or ceci n’est pas vérifié par les faits. Dans nombre de groupes humains anarchiques et grégaires, qu’ils soient chasseurs-cueilleurs nomades, nomades marins ou agriculteurs itinérants, ceux que l’on appelle chefs (souvent des anciens ou des spécialistes religieux) n’ont aucun pouvoir et ne peuvent donner d’ordre à personne. En revanche il existe toujours une forme minimale de propriété privée même dans les groupes les plus démunis de biens matériels. Des anthropologues chevronnés comme Marshall Sahlins ont soutenu qu’il n’existait nulle part de groupe humain dénué de toute hiérarchie, ne serait- ce qu’entre les parents et les enfants. On peut cependant démontrer que pouvoir et autorité sont deux principes distincts et que l’égalité se construit avec de l’asymétrie. Les groupes sans chefs existent. Les groupes sans propriété n’existent pas.

Si le tableau que je viens d’esquisser est conforme dans son ensemble à l’histoire de la discipline, il est apparu ici et là de notables exceptions. Clastres déjà cité a été l’une d’elles, mais académiquement il n’a pas fait école et son œuvre est déficiente. L’ethnologie et l’anthropologie n’ont pas connu d’Elisée Reclus, n’ont pas eu de vrai penseur de l’anarchie. Il faut regarder vers nos collègues et prédécesseurs anglo-saxons. Parmi ceux-ci citons les noms de Stanley Diamond aux Etats-Unis et Brian Morris au Royaume-Uni. Plus récemment, ceux de Jim Scott et David Graeber tiennent la tête de l’affiche.

Un regain d’intérêt pour la pensée anarchiste et libertaire dans les sciences sociales se fait jour. L’épuisement de la pensée marxiste et l’absence de tout autre « grand paradigme » a conduit les anthropologues à regarder ailleurs. Mais c’est surtout l’entrée en force dans le débat des sciences biologiques, de la préhistoire, de la paléoanthropologie, de l’ethologie et de la primatologie qui a forcé à reconsidérer les choses sur une échelle de temps beaucoup plus grande et à l’aune de l’évolution de l’espèce. La réflexion sur des formes de vie collective tout à fait primitives est devenu possible ou en tout cas autorise des conjectures scientifiquement plausibles. On se demande alors si des groupes humains contemporains, notamment les chasseurs-cueilleurs simples égalitaires (pédestres, vivant en petites bandes nomades) ne nous donnent pas de renseignements sur ce qu’étaient justement les petites bandes nomades de chasseurs-cueilleurs du paléolithique. Ce point est controversé mais si c’est le cas, alors ces groupes offrent l’image d’une humanité primitive forcément anarchique (sans chef et sans pouvoir, avec une grande autonomie individuelle et beaucoup de coopération et d’entraide). Si de plus l’homininé moderne que nous sommes a vécu en anarchiste pendant la quasi-totalité de sa vie sur terre, il a forcément fixé ainsi des attentes, des aptitudes et des réflexes totalement étrangers à la vie dans d’immenses sociétés hiérarchisées où il est soumis à d’implacables forces coercitives.

Quelle que soit l’hypothèse retenue quant aux premières formes de vie collective, l’anthropologie moderne redonne de la vigueur à une réflexion sur les antécédents évolutionnaires des organisations sociales, sur la dominance, sur les relations entre hommes et femmes, sur la présence de la violence dans les organisations sociales, ainsi que sur des institutions fondamentales comme la parenté et la famille. Cet ensemble de recherches va dans le sens d’une redécouverte des sources anarchiques de l’humain et de ses aspirations libertaires.