Dénomination créée par Jean Dubuffet (ou peut-être Jean Paulhan avant lui) quand, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, enrichi par son trafic de « vins et liqueurs », il employa ses loisirs à peindre lui-même et à recueillir, le plus souvent gratuitement, des œuvres d’art graphique ou plastique exécutées et conservées dans des établissements psychiatriques, étendant peu à peu ses collectes aux créations d’artistes dits « naïfs » ou non académiques, que Wilhelm Uhde, le découvreur de Séraphine Louis, avait déjà qualifiés de « primitifs modernes » en 1932. S’appuyant sur quelques grandes figures des arts et des lettres, Dubuffet ouvrit à Paris un « foyer » accueillant des expositions, publia un manifeste (L’art brut préféré aux arts culturels, 1949), puis il emporta « sa » collection aux États-Unis, où il entendait poursuivre sa carrière de peintre. Elle ne revint en Europe qu’en 1971, quand la ville de Lausanne eut accepté d’en recevoir le legs et de le mettre en valeur dans un musée ad hoc.
<exergue|texte={{On en vint à lui préférer la dénomination anglo-saxonne d’{Outsider Art} }} |position=left>Au-delà de sa dimension polémique et auto-promotionnelle (Dubuffet revendiquant la découverte d’un type d’œuvres alors reconnu et étudié depuis près d’un siècle, et incluant ses propres créations dans ledit art « brut »), cette dénomination s’avéra rapidement non seulement imprécise mais surtout inconsistante, notamment parce qu’aucune expression artistique n’est concevable sans « culture », serait-ce celle que les internés importent, échangent et créent dans les hôpitaux psychiatriques. On en vint à lui préférer la dénomination anglo-saxonne d’Outsider Art, englobant elle aussi toutes les expressions « en marge » des académies, des salons ou même des galeries d’art. Le marché de l’art ne tarda pas lui-même à s’en emparer et à créer des galeries et des foires spécialisées (Outsider Art Fairs annuelles à New York depuis 1993, à Paris, Hong Kong et ailleurs plus récemment), dont l’un des dirigeants faisait valoir en 2017 les potentialités spéculatives, énumérant des artistes dont la cote avait été multipliée par 70 en deux décennies.
Or la spécificité, et même le principal point commun de ces expressions artistiques était jusqu’alors d’avoir été conçues non pas « en marge », mais en dehors de toute économie marchande (ce qu’on ne saurait affirmer à propos des « arts populaires » d’autrefois, dont de nombreuses productions étaient destinées à la vente). Avec la nouvelle dénomination plus encore qu’avec l’ancienne (qui survit dans l’expression anglo-saxonne Raw Art), tout artiste professionnel, c’est-à-dire aspirant à vivre de sa création, qui s’estime insuffisamment rétribué et reconnu par le marché de l’art, a la possibilité de se dire « marginalisé », et peut prétendre concourir à ce titre dans ce nouveau secteur du marché, qui n’est pas sans analogies avec l’institution qu’est désormais le « festival off » à Avignon. C’est ce qui s’observe à visiter les galeries et les foires spécialisées, avec des artistes sous contrat, et dont il est parfois possible d’acheter ou de commander des œuvres encore à créer.
Les gouvernements peuvent aussi s’en emparer, par exemple lorsqu’ils ont à corriger des pages peu glorieuses de leur histoire nationale. Au Japon, où l’on a longtemps stérilisé d’office les patients des hôpitaux psychiatriques, sans parler d’autres traitements indignes, la politique désormais officiellement « inclusive » du gouvernement Abe promeut et finance des expositions à l’étranger, et le Premier ministre en a même accueilli une dans les jardins de sa résidence, décernant au passage des prix à des patients en « art-thérapie », dont les créations figurent en bonne place dans les foires précitées. Plusieurs gouvernements sud-asiatiques se sont lancés dans la même « politique artistique », Corée du Sud, Thaïlande, et même République populaire de Chine, avec des centres « d’art-thérapie » ouverts au public, quelquefois pourvus également d’une librairie et d’une boutique, dans un contexte de marché de l’art en plein essor.
L’art dit « brut » a longtemps bénéficié de regards positifs et de marques de sympathie de la part des révolutionnaires se souciant d’art et de « culture ». Quoique souvent conçu dans des conditions détestables (misère contraignant à un bricolage de tous les instants, enfermement asilaire, états de souffrance psychique, etc.), ne préfigurait-il pas néanmoins ce que pourrait devenir la création artistique de l’humanité émancipée, quand il serait loisible à chacune et chacun de s’adonner en toute gratuité aux activités de son choix ? La marchandisation aujourd’hui « globalisée » de cet ultime secteur « libre » des arts rebat complètement les cartes. Dans les sociétés actuelles étendant sans cesse le périmètre de ce qui est à vendre et à acheter, n’est-il pas légitime que toute création donne lieu à rétribution monétaire, comme il se pratique dans les ateliers d’« art-thérapie » japonais ? Puis à des droits sociaux, comme les artistes en ont obtenu en France dans l’après mai 1968 ? Dans le domaine de la création artistique au moins, la gratuité est évidemment à réinventer.
Gilles Bounoure