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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Cinéma du Peuple
Isabelle Marinone
Article mis en ligne le 28 mars 2020
dernière modification le 15 avril 2020

L’idée de la coopérative du Cinéma du Peuple prend forme lors du premier congrès national de la Fédération communiste anarchiste révolutionnaire (FCAR) qui se déroule du 15 au 17 août 1913, à la Maison des Syndiqués de la rue Cambronne (Paris). Un comité de discussion se rassemble autour d’Yves Bidamant, [1] Sébastien Faure, Jean Grave, Gustave Cauvin, [2] Robert Guérard [3]et Charles-Ange Laisant, pour traiter du cinéma comme possible moyen d’éducation et d’émancipation des classes populaires

. Si certains estiment que la Presse et les ouvrages restent les meilleurs moyens de faire passer l’idée, la majorité des militants voit dans le film une opportunité bien plus considérable. C’est ce dont témoigne Bidamant dans Le Libertaire du 20 septembre 1913 :

« Un soir, quelques amis se sont rencontrés. Il y avait dans cette réunion quelques bons militants parisiens, et nous avons parlé du « Ciné » et de son emprise funeste sur le cerveau du Peuple. Les « Nick Carter », les « Fantômas » et autres produits débités par tranche chaque soir dans les cinémas des faubourgs, passèrent un mauvais moment. « Mais le remède ? » dit quelqu’un. Le remède, ou plutôt le contre-poison, est de faire du cinéma nous-mêmes, de créer par nous et pour nous des films et de défendre nos idées de justice sociale par l’image ! L’idée lancée par quelques camarades a fait son chemin tout doucement. (…) Tout d’abord, il a été convenu que notre cinéma serait à la base coopérative, c’est-à-dire impersonnelle. Nous comptons sur l’effort solidaire pour réussir, nous comptons sur les principaux intéressés pour faire une œuvre viable. Les intéressés, ce sont les nombreux militants de France, qui chaque jour se heurtent aux difficultés de la lutte. Ils savent que de plus en plus les travailleurs désertent les réunions de propagande, ils savent aussi que la propagande par l’image est la propagande par excellence, celle qui frappe les cerveaux et les cœurs. » [4]

A la fin du congrès, le projet d’un Cinéma du Peuple est lancé [5] et deux mois plus tard, - officiellement le 28 octobre 1913 - naît la coopérative. Une vingtaine de personnes fait vivre l’organisation : des militants syndicaux comme Jean-Louis Thuillier, [6] ou encore Eugène Morel, [7] des artistes [8] et des intellectuels tels que l’écrivain Marcel Martinet, [9] des antimilitaristes comme Emile Rousset, [10] de même que plusieurs collaborateurs du Libertaire et des Temps nouveaux, tels que Pierre Martin [11] et André Girard. [12] Parmi les autres noms figurent notamment celui de Jane Morand, [13] ainsi que ceux de deux socialistes, Louis Oustry [14] et Félix Chevallier. [15]

Bidamant le secrétaire du Cinéma du Peuple, Robert Guérard l’administrateur technique, et son assistant Gustave Cauvin, organisent la coopérative sur un mode autogestionnaire. Par ses statuts, la coopérative se refuse à toute action électoraliste. Ce qui conduit à la réserve de plusieurs socialistes sur le projet, comme en témoigne le journaliste et critique d’art de L’Humanité, Léon Rosenthal, qui incite les membres de la SFIO à fonder, à l’identique, un cinéma « socialiste » :

« Nous ne pouvons leur donner notre adhésion, nous serions exposés à les voir prêcher l’abstention et publier des films anti-votards. » [16]

Le Cinéma du Peuple a pour objectif de donner aux travailleurs des films de qualité, revendicatifs et instructifs, car, comme le souligne Bidamant, il est nécessaire de casser les préjugés et les images commerciales produits par les bourgeois sur les classes défavorisées. Avant même la création de la société, Bidamant imagine déjà puiser dans l’histoire du prolétariat des thèmes pour les films à venir : la grève, la vie à l’usine, à la mine, mais aussi des sujets historiques tels que la Commune de Paris.

Le Cinéma du Peuple est « désintéressé » et les bénéfices vont essentiellement à l’agrandissement de l’œuvre et aux victimes des répressions multiples. Le siège social se situe alors au sein de la Maison des syndiqués du 17ème arrondissement de Paris. La première mise de départ s’élève à 1000 francs le 6 novembre 1913, tandis que, quelques mois plus tard, la seconde mise de la société à « personnel et capital variable » monte à 20 000 francs de l’époque, divisé en 800 parts sociales de 25 francs. Chaque coopérateur a droit à 15 parts maximum, et ne possède qu’une voix. Les bénéfices éventuels se répartissent de la manière suivante : 50% aux fonds collectifs, 20% en lutte contre le patronat ainsi qu’aux victimes de la répression, et enfin 30% aux sociétaires.

Lors de la réunion du 15 octobre 1913, l’indicateur de la police qui suit en douce l’évènement fait valoir dans son rapport que Yves-Marie Bidamant reçoit nombre de courriers de la part d’organisations et de militants de Lyon, Reims, Bordeaux et d’autres villes encore pour concevoir à leur tour des Cinémas du Peuple en France. Les représentants de la coopérative pour l’étranger, - à savoir Camille David pour la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, et Mario Nesi pour l’Italie -, sont également mis à contribution pour diffuser le projet. Et l’organisation imagine même déjà toucher l’Amérique du Nord et Cuba.

La société est soutenue par la Franc-maçonnerie. [17] Plusieurs « frères » coopérateurs du Grand Orient de France tels que Sébastien Faure de la Loge « La Vérité », et Raphaël Clamour de « L’Etoile Polaire », mais aussi Charles-Ange Laisant de la Grande Loge Ecossaise « Les Libres penseurs du Pecq », contribuent à la promotion du Cinéma du Peuple au sein de leur association. Une lettre interne à cette dernière rend compte du combat républicain, social et laïc que veut entreprendre la Franc-maçonnerie à travers la coopérative.

« Au moment précis où toutes les forces de la réaction : militarisme, cléricalisme, monarchisme, sont au pouvoir et tolèrent l’arbitraire, un Cinéma du Peuple vient de se créer pour lutter le plus vigoureusement possible contre les assaillants de la IIIème République. Ses fils combattent : le cléricalisme, l’alcoolisme, le chauvinisme, trio perfide et menaçant. Ce sera la revanche sur les films bibliques d’une importante exploitation commune. Une revanche aussi sur les menées nettement réactionnaires de deux ou trois grands établissements cinématographiques de Paris. »

Il faut produire des films émancipateurs  [18] ....

Les coopérateurs visent la concurrence avec les grosses maisons de productions capitalistes, dont il s’agit d’imiter les méthodes : réaliser des films avec des acteurs charismatiques, des mises en scènes attrayantes et pourvoir à une distribution massive de copies. Dans cette optique, le compagnon Clamour, directeur artistique, cherche une actrice principale pour jouer dans la première production du Cinéma du Peuple, Les Misères de l’Aiguille. Contrairement à ce que certain(e)s chercheurs(es) « féministes » diront sans avoir pris connaissance du film, celui-ci ne porte pas sur les faiseuses d’anges. Le rôle du personnage principal, - Louise -, est celui d’une couturière, piqueuse-coupeuse. Le récit s’attache à son parcours malheureux : à la mort de son mari suite à la maladie, l’héroïne tente de se suicider avec son enfant pour des raisons économiques.

Comédien de métier, Raphaël Clamour se tourne vers ses partenaires féminines du théâtre du Châtelet et de l’Odéon pour interpréter ce rôle tragique. Il repère une jeune comédienne, Jeanne Roques, connue plus tard sous le nom de Musidora, et dont Les Misères de l’Aiguille marque l’une des premières apparitions au cinéma, après un curieux film Pathé de 1909, intitulé La main noire. Fille du socialiste Jacques Roques, compositeur de profession, et d’Adèle Porchez, peintre et féministe, [19] la jeune actrice s’engage dans l’aventure. Lina Clamour du Moulin rouge, Gaget et Michelet du Châtelet, Armand Guerra du grand théâtre de Barcelone, font également partis de la distribution. A côté des comédiens professionnels, certains militants anarchistes sont pris comme figurants. La musique - comme le scénario du film - est conçue par Guérard, connu pour ses chansons célèbres [20]entendues notamment à la Muse Rouge.

Réalisé entre décembre 1913 et début janvier 1914 dans les studios de la société Lux, Les Misères de l’Aiguille raconte comment la jeune Louise est finalement secourue par les membres de la coopérative de lingerie « L’entr’aide ». [21] Nom rappelant non seulement l’essentiel ouvrage de Kropotkine publié en 1902, mais également, et de manière plus proche du thème du film, le comité L’Entr’aide initié par la Fédération communiste anarchiste en 1912.

Premier film militant français qui dénonce l’exploitation des femmes au travail, il fait partie des deux productions du Cinéma du Peuple ayant ce thème avec Victime des exploiteurs, qui porte sur le travail à domicile des femmes, et dont l’inspiration revient peut-être à un film antérieur intitulé Au ravissement des Dames, tourné en Belgique par Alfred Machin en juillet 1913.

Musidora dans Les Misères de l’Aiguille

Dans les deux courts métrages du Cinéma du Peuple, le spectateur suit l’évolution tragique d’héroïnes sombrant dans la déchéance sociale, exploitées par leur patron puis renvoyées injustement. Leurs destinées les précipitent dans l’extrême pauvreté et ses inhérentes conséquences : prostitution et suicide. Pourtant, il ne s’agit pas de simples mélodrames. Le Cinéma du Peuple exprime une réalité sociale et tient à faire réagir violemment le spectateur devant cet état de fait. Si les films des grosses sociétés de production clôturent leurs récits par le mariage des malheureuses avec un beau, riche et honnête homme les sortant de leur milieu, la coopérative développe une solution plus combattive. Les femmes trouvent refuge dans le syndicalisme et l’organisation libertaire. Les films de la coopérative se terminent sur le rappel à la mémoire de la première Internationale ouvrière de l’AIT (Association Internationale des Travailleurs). [22]

Les Misères de l’Aiguille [23] constitue le premier film portant sur l’exploitation des travailleuses, mais s’avère également la première production de l’histoire du cinéma français à mettre en valeur les ouvriers, en les invitant à s’organiser par eux- mêmes.

Le film est présenté lors de la fête du 18 janvier 1914 dans le salon des Sociétés Savantes, par le compagnon antimilitariste Lucien Descaves, - par ailleurs vice-président de la Ligue française pour le droit des femmes -, en ces termes :

« Le « Cinéma du Peuple » a voulu, au début de sa carrière, présenter au public un drame social qui intéresse la femme. Quoi que l’on dise, la femme se trouve dans la société actuelle, dans une situation de beaucoup inférieure à l’homme. On a dit avec raison que la femme était doublement exploitée : exploitée comme productrice et souvent exploitée dans son ménage. Il y a, à Paris, plus de 300 000 femmes qui sont dans l’obligation de louer leurs bras à des prix avilissants. Chaque matin, des milliers de « Louise » débarquent dans les grandes gares de Paris, venant de la banlieue. Elles se déversent dans tous les magasins et ateliers de la capitale. Nous avons voulu mettre en relief par le Cinéma, toutes les misères de la femme moderne, de celle qui peine un peu partout pour des salaires de famine. « L’Ange du foyer », tant prônée par les poètes n’existe plus ! Il ne reste que des malheureuses maltraitées par le sort. Notre féminisme consiste surtout à relever la femme, à la mettre à sa véritable place dans la société, à la rendre l’égale de l’homme dans tous les faits sociaux. Nous voulons surtout que la femme s’intéresse davantage aux questions sociales qui peuvent un jour transformer la condition matérielle et morale de tous les opprimés. Si toutes les « Louise » consentent à réfléchir à leur malheureux sort, elles sortiront de leur isolement mortel ; elles se grouperont dans des organismes de défense. Si tous les militants qui veulent affranchir la femme veulent nous seconder, la cause de l’émancipation féminine aura fait un grand pas, et le « Cinéma du Peuple » ne regrettera pas l’effort qu’il vient de faire pour éditer les Misères de l’Aiguille. Ce drame n’est qu’un épisode des drames du travail. Demain, nous ferons défiler sur l’écran la vie des travailleurs. Chaque métier constitue pour nous un champ d’études. Nous pourrons à loisir y puiser des sujets. Nous n’oublierons pas l’Histoire. Nous ferons revivre les morts héroïques de la classe ouvrière, les Varlin, les Millière, les Flourens, etc. Nous voulons au « Cinéma du Peuple », exalter le Travail, parce que cela seulement compte à nos yeux. »

Le court métrage des Misères de l’Aiguille établit un premier succès pour la coopérative qui produit ensuite d’autres films, dont une actualité filmée le 22 janvier 1914 ayant pour titre Les obsèques du citoyen Francis de Pressensé. A l’origine de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, président de la Ligue des Droits de l’Homme, et opposant à la loi des trois ans, [24] Francis de Pressensé est cher aux Francs-maçons et aux anarchistes qui sont venus nombreux suivre ses funérailles. Une semaine plus tard, le 31 janvier 1914, le film sort aux Folles Buttes, avenue Mathurin Moreau à Paris. D’après les sources textuelles restantes, [25] l’actualité présente alors les personnalités assistant à l’enterrement du député socialiste, parmi lesquelles on reconnaît Jaurès, Vaillant, Dormoy, Colly, et Pouget.

La projection de ce film précède celle d’une troisième bande réalisée par Armand Guerra fin janvier 1914, et titré L’hiver ! Plaisirs des riches ! Souffrances des pauvres ! [26] Ce film-manifeste présente un montage alterné entre des visions du monde opposées : c’est ainsi les vues des loisirs bourgeois qui entrent en conflit avec les plans des pauvres faisant la queue devant la soupe populaire.

« L’hiver ! Plaisirs des riches ! Souffrances des pauvres ! Ce sont les plaisirs du patinage. C’est Gérardmer et les beautés de l’hiver, les belles dames bien habillées qui s’en donnent à cœur joie avec des oisifs. Comme contraste, voici le mur du Père-Lachaise. Les longues files de malheureux attendent depuis des heures, grelottants, une maigre soupe. Des gens hâves, décharnés ... La misère est là dans toute sa laideur. (...) Et cela vaut mieux qu’un discours pour flétrir le système social actuel. » [27]

Ce film répond exactement au projet esquissé par Yves-Marie Bidamant dès septembre 1913, et avant même que le Cinéma du Peuple soit définitivement fondé.

« Et la vie des usines ! ... Ne croyez-vous pas que ce serait une excellente leçon de choses que de faire défiler sur l’écran l’existence terrible des bagnards de l’atelier ? Et comme contraste, le ciel ensoleillé du midi, Nice et ses belles villas, l’existence dorée de nos maîtres, la vie facile et sans heurts des heureux du monde. Ne croyez-vous pas que cela vaut bien un discours ? » [28]

Il est probable que Bidamant ait donc lui-même élaboré le scénario de L’hiver ! Plaisirs des riches ! Souffrances des pauvres !. Le film réalise par ailleurs un écho troublant avec A propos de Nice de Jean Vigo, dont on sait qu’il a probablement exercé une influence directe sur le jeune cinéaste, celui-ci accompagnant tout jeune son père, Miguel Almereyda, lors des projections de la coopérative. [29]

... et illustrer la mémoire des luttes !

Si ces premières productions du Cinéma du Peuple sont importantes, il faut tout de même attendre le 28 mars 1914 pour que la coopérative sorte son œuvre la plus remarquable : La Commune ! Du 18 mars au 28 mai 1871 [30] conçue par le scénariste et acteur Armand Guerra, et initialement pensée en deux parties : la première relatant les évènements jusqu’à la proclamation de la Commune, puis la seconde poursuivant le déroulement de la révolution populaire jusqu’à son écrasement.

Si l’on en croit l’un des rapports de police du 9 avril 1914, la location des films de la coopérative génère 600 francs au mois de mars, ce qui permet de couvrir les frais de tournage de La Commune réalisée avec l’aide de la société cinématographique Rapid-Film. Natan Tanenzapf [31] est l’opérateur principal de La Commune, avec Henri Sirolle, compagnon libertaire, qu’il forme en même temps à la maîtrise du cadrage. Néanmoins, en raison d’un manque de financement suffisant, la seconde partie du film est repoussée à une date ultérieure.

La Commune [32] est composée de plusieurs épisodes : la révolte du 88 ème de ligne, l’exécution des généraux Thomas et Lecomte, mais aussi la fuite d’Adolphe Thiers à Versailles, et la proclamation de la Commune de Paris. Lucien Descaves travaille au scénario avec Guerra en tant que conseiller historique. [33] Comme les précédents métrages de la coopérative, cette première partie de film de vingt deux minutes manque de moyens, ce qui conditionne pour bonne part sa qualité.

Pour autant, - et contrairement à ce qui a pu être parfois dit sur les réalisations du Cinéma du Peuple - , celles-ci ne diffèrent pas tant des autres productions du moment. Dans une période où l’art du cinéma commence à peine à se faire jour, il est facile, et quelque peu malhonnête également, de considérer ces bandes comme de mauvais films, parce que façonnées par des « amateurs » (c’est-à-dire des non-professionnels), et ainsi faire passer ces productions pour des créations « naïves » (car engagées). A y regarder vraiment, et par comparaison, les productions « professionnelles » et reconnues de la société du Film d’Art [34] par exemple ne sont pas plus ridicules, car tout autant, - si ce n’est plus -, outrancières dans le jeu des acteurs. De même, nombre de réalisations des grandes firmes Gaumont et Pathé peuvent apparaître comme bien mal faites au regard du réalisme social qu’elles prétendent restituer.

Si l’on considère les moyens dérisoires de la coopérative, les films conçus - s’ils ne peuvent être considérés comme des chefs d’oeuvres - n’en sont pas moins des films qui atteignent leur but : illustrer un évènement, une situation, avec des mises en scène qui alternent avec pertinence scènes d’extérieur et d’intérieur. Ainsi, si l’on prend Les Misères de l’Aiguille, le film présente les mêmes caractéristiques de tournage que nombre de fictions de la même période. Certains effets cinématographiques tels que l’incrustation d’images dans un même cadre (split screen), - dans la scène où Louise s’est endormie sur sa machine à coudre et rêve d’une vie meilleure - , n’ont rien à envier à ceux réalisés par les grosses sociétés de production. Le court-métrage expose également plusieurs belles séquences, dont celles, quasi-documentaires, sur des typographes au travail (qui, dans le récit, décrivent l’activité professionnelle du mari de Louise).

Les typographes dans Les Misères de l’Aiguille (à gauche) / le rêve de Louise (à droite)

Il est d’ailleurs intéressant de voir dans cette dernière scène le jeu naturel d’Armand Guerra [35] dans le rôle du contremaître de l’imprimerie, qui s’oppose à celui proposé pour son interprétation d’Adolphe Thiers dans La Commune, où tout est exagéré, attitude comme maquillage. La scène reconstituée du bureau de Thiers diffère ainsi des autres séquences de La Commune, dynamiques et en décors naturels, comme celles du Pré Saint-Gervais tournées avec une cinquantaine de figurants. La mise en scène des plans intérieurs, statiques, en studio, face aux plans extérieurs, en mouvement, est ici sans aucun doute volontaire, opposant une représentation des autorités hiératiques, caricaturées, [36] à la puissance de la mobilisation populaire de la rue. Parmi les autres vues documentaires réussies, il faut également souligner la fin du film où l’on voit certains « communeux » regroupés autour de leur bannière ; parmi eux Zéphyrin Camelinat, Jean Allemane, et Nathalie Lemel. Ce dernier plan se clôture sur la vision du vrai mur des fédérés et l’inscription : « Vive la Commune ! ».

Armand Guerra dans La Commune grimé en Lecomte (à gauche) / le monument du mur des fédérés Jardin Champlain (Paris 20ème) (à droite)

Cette « reconstitution-démonstration », certes parfois un peu maladroite, possède malgré tout plusieurs avantages : D’abord celui de rappeler ou d’apprendre au public ouvrier un morceau de leur histoire, et ensuite celui d’expliquer grâce aux descriptions des séquences comment s’organiser pour la lutte. Lors de la sortie de La Commune rue Saint-Martin à Paris, Camelinat, - directeur de la Monnaie durant l’insurrection -, est mis à contribution pour réaliser une causerie. [37] L’actualité Une visite à l’Orphelinat national des chemins de fer à Avesnes, [38] achève cette même séance.

Dernière production du Cinéma du Peuple, Le Vieux docker constitue un témoignage de solidarité envers l’anarchiste Jules Durand. Secrétaire des ouvriers du port du Havre, arrêté le 15 septembre 1910 à la suite d’une rixe où un homme trouve la mort, Durand est condamné à l’exécution capitale le 25 novembre de la même année. Le vieux docker se révélant innocent dans cette affaire, la peine est commuée en sept ans de réclusion. Ce que le film ne peut alors dire, c’est que cette condamnation lui fera perdre la raison : début 1926, il est interné en hôpital psychiatrique à l’âge de 46 ans. Bidamant, alors chef de gare au Havre, et Charles Marck, docker dans la même ville, ont vécu cette histoire et décident de réaliser le scénario du film. Guerra y joue le rôle de Durand, et assure de nouveau le tournage. Ce court métrage qui est un « film de lutte » passe ensuite par les Maisons du Peuple afin d’informer les militants syndicaux de la situation. Il permet ainsi d’établir une collecte d’argent dans le but d’assurer la défense du malheureux compagnon.

Tout cela se déroule avant mai 1914, date où la coopérative cinématographique se porte mieux, car les locations de films sont de plus en plus nombreuses. Au vu de son essor, le Cinéma du Peuple envisage de tourner d’autres films. Son capital est revu à la hausse : 30 000 francs, soit 600 parts sociales de 50 francs. Avec cet argent, on fonde une filiale à Amiens. Des 20 000 francs de la seconde mise de départ, la société arrive à multiplier quasiment par dix son pécule en quelques mois. Pour comparaison, la même année, la société Pathé possède un capital de 30 000 000 francs, ce qui relativise évidemment les 175 000 francs de l’organisation militante.

Deux nouveaux projets de films de fiction sont alors mis sur pied : Biribi, [39] sur le bagne, et Francisco Ferrer, sur le pédagogue espagnol. Biribi présente l’affaire Aernoult-Rousset reconstituée. [40] Emile Rousset lui-même, qui vengea Aernoult en dénonçant les crimes perpétrés en Afrique, doit en être l’acteur principal. Malheureusement, les deux films ne voient finalement pas le jour, pas plus que les Actualités ouvrières, autre projet de la coopérative à la veille de la Grande boucherie ; et ce, essentiellement pour des raisons économiques, les dépenses s’avérant plus importantes que prévu. L’émission de « Bons de prêts » à partir de juin 1914 ne suffit pas à relever une situation financière grevée par plusieurs pertes d’argent.

L’arrivée de la Première Guerre mondiale met un terme définitif au Cinéma du Peuple. La société a édité, en tout, près de 4895 mètres de positifs de projection (soit trois heures quarante cinq minutes environ).

Grâce à Henri Langlois, des bobineaux de la coopérative non identifiés, non montés et sans intertitres, ont été retrouvés et conservés à la Cinémathèque Française. S’il ne reste que 100 mètres du Vieux Docker et 272 mètres des Misères de l’Aiguille, en revanche La Commune est restée intacte et a fait l’objet d’une restauration des intertitres dans les années 1990. L’expérience du Cinéma du Peuple marque la naissance du cinéma militant en France sur base associative. Elle préfigure certaines futures entreprises marxistes telles que le « Groupe Ciné-Liberté » dans les années 1930 et l’ensemble des collectifs cinématographiques de la fin des années 1960 et 1970, reprenant à leur compte l’idée de « coopérative de production cinématographique à destination du Peuple ».

Isabelle Marinone


Eléments bibliographiques

Articles récents

- JARRY Eric, « L’aventure de la coopérative du Cinéma du Peuple », in Le monde libertaire n°1251, 27 septembre 2001.

 MANNONI Laurent, « La Commune d’Armand Guerra (1914) », in La persistance des images, Catalogue de la Cinémathèque Française / Musée du Cinéma, 1996.

Sources premières

Articles d’époque

 ALMEREYDA Miguel, « Le Cinéma du Peuple », Paris, Le Bonnet rouge n°15, 28 février 1914.

 BIDAMANT Yves-Marie, « Pourquoi un Cinéma du Peuple ? », Paris, Le Libertaire, 20 septembre 1913.

 ROSENTHAL Léon, « Art, socialisme et cinéma », Paris, L’Humanité, 21 octobre 1913.

 « Le Cinéma du Peuple », in Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 21 novembre 1913.

Archives

- Rapports de police des 16 octobre 1913, et 9 avril 1914 (AN F713347), Archives Nationales à Pierrefite-sur-Seine, Fonds Moscou, Direction générale de la sûreté nationale.

 Causerie de Lucien Descaves, dimanche 18 janvier 1914, Archives de l’Institut International d’Histoire Sociale (I.I.H.S.), Amsterdam.