Prolégomènes et méthodologie.
Considérations préliminaires.
La question de la violence agite depuis toujours le landernau des sphères pensantes de l’humanité occidentalisée en procès. Mythes, religions, philosophies et arts (depuis le pariétal) sont autant de témoignages impossibles à ignorer. Affirmer l’universalité de la violence est devenu un truisme largement partagé par les théoriciens ; les praticiens de tous acabits, eux, pratiquent sans vergogne, ils exhibent, même, leur « Légion d’Horreur » avec fierté.
Sur le frontispice de leur Panthéon s’affichent la devise sacrée : « Gott mit uns » ; leur hymne « …Qu’un sang impur abreuve nos sillons » retentit triomphalement à chaque date anniversaire d’un massacre, d’une bataille. Pister, dépister la trame du nœud gordien amènent à une relecture nécessaire des textes fondateurs.
Les deux derniers siècles foisonnent de faits dont l’existence oblige à une introspection, à un parcours régressif dans les méandres des arguments, des théories, des pratiques. Il n’est pas certain qu’au bout du chemin nous trouvions la clé libératrice ; ici, il s’agit simplement de cheminer – premiers pas que chaque génération doit recommencer, pour preuve le phénomène, tels nos chers virus, mute, se diversifie, s’adapte.
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L’éclatement et le déclin des grandes religions et des doctrines ont fragmenté la réflexion. La multiplication des sciences dites humaines témoignent de cette dispersion, synonyme de castration. L’échec des grandes transcendances a promu une perversion, rarement reconnue, de l’immanence liée à la vie organique et sociale. Le fil conducteur se perd dans les écoles, les querelles de chapelles, les statistiques savantes. L’incroyable développement des techniques amplifie le rideau de fumée et favorise un positivisme béat, inconscient de sa trahison et collaborateur zélé de l’invariance du phénomène. L’humaine condition a fait de nous des agents porteurs du virus et des consommateurs avides.
Bien évidemment, la démission des intellectuels, devenus les clercs de la logique implacable qui nous gouvernent, étend un voile pudique, pour ne pas dire inique, sur la problématique. A une époque, il ne fallait pas « désespérer Billancourt [1] », ni critiquer la Révolution en marche, aujourd’hui, il s’agit de maintenir contre vents et marées la cohésion mondiale du système malgré les effets de plus en plus visibles et nuisibles de l’activité de l’homo faber, nouveau rejeton de son ancêtre sapientiel. Devant la profanation du monde, une seule issue : plus de techniques, plus de cohésion dans l’exercice du pouvoir, concentrer les efforts sur l’harmonisation mondialisée du développement afin de produire des richesses disponibles à tous. Le matériel se fait spirituel, nouvelle transcendance avec le Capital comme idole salvatrice.
Le point de départ de la réflexion sur la violence ne peut être la violence elle-même, à moins de la considérer comme unitaire et unique objet possible de la pensée. Il y a donc une méta-physique avant la violence qui lui donne son sens et sa finitude. Cette extériorité que certains qualifient de transcendantale renvoie à un « underground » (le terme immanence ne conviendrait pas) énigmatique à l’origine de la métaphysique, de la théologie, de l’ontologie et de la philosophie. Les pensées non occidentalisées (rareté pour cause d’impérialisme militant et exterminationiste) offrent des perspectives, des ouvertures passionnantes, mais délicates à manier, car les anthropologues gâtent la sauce par des préjugés plus ou moins volontaires, ils sont eux-mêmes des porteurs sains (plus ou moins) du virus
Conséquence : la recherche d’une origine absolue de la violence (comme de la matière etc…) relève de la chimère, d’un présupposé, d’un mythe, d’un a priori pris pour un fondement. Cette Origine première est considérée comme un « Absolu au-delà duquel la régression n’est plus possible » (sorte de Big Bang qui cache l’énigme première). Ce serait prendre cette Origine pour le réel absolutisé, nouvelle forme d’idolâtrie de toutes sortes d’absolutisations ou de « ismes » savants.
Un théologien (Bultmann) affirme que la réflexion philosophique est précédée d’une « précompréhension » ou « présupposition » basée sur le fumeux principe de causalité appliqué aux idées, dont il faut par ailleurs, à un moment donné, stopper la régression à l’infini. Cette précompréhension serait le fruit d’une supposée (mythique ?) expérience de la totalité indispensable à l’être humain pour se situer dans la réalité cosmique. Retour à la case départ du jeu de l’oie philosophique, de plus, il existe bien sûr la case fameuse « prison » qui est l’enfer.
La démarche suivie dans l’ensemble de ces notices sur la violence tente de sortir de la pensée « braquée sur la totalité du sens ». La démarche philosophique entreprise refuse de transformer le mythe en théorie.
Il ne s’agit pas uniquement de parcourir l’histoire de la philosophie, démarche érudite, certes, mais aussi refuge de la philosophie devenue « chienne de garde » de ses intérêts et de ceux de leur(s) Maître(s). Encore moins de prétendre changer le monde avec de belles idées, des concepts bien ficelés. Avant la chute du mur, on le prend en pleine figure. Le changement est entre les mains des acteurs et des forces telluriques, pas des plumitifs salariés.
Toutefois, il reste impérieux de relancer une pensée critique, c’est-à-dire qui interroge, au préalable, ces propres fondements. Le « d’où je parle » est le cogito indispensable sous peine de ressasser les vieilles ritournelles. Un objectif : éviter le recyclage permanent, ce que le tri des déchets idéologiques fait à merveille. Les « habits neufs du Président Mao » ont suffisamment habillés les troupes disciplinées, l’uniformité des haillons et l’adoration du Saint-Père comme avenir, non merci !
Cette considération pose deux questions imparables : 1) qu’est-ce que philosopher ? 2) Peut-on encore philosopher ?
La réponse à la première implique de ne pas reprendre les définitions académiques. Philosopher : analyser en permanence les ressorts de notre action, nos actes, nos discours…Agir et penser ne font qu’un, la spécialisation aboutit à la léninisation (le parti de ceux qui savent et le petit-peuple à éduquer) ou la crétinisation de masse d’un capitalisme en perpétuel devenir, capable de créer sa dynamique interne à partir des oppositions qu’il suscite. Stade actuel de l’autoréalisation de l’Absolu devenu le nouveau Dieu, unique, tout puissant, adepte de la création permanente : Deus machina, Deus data.
La réponse à la seconde question est d’autant plus urgente que la paresse intellectuelle se transforme en sclérose en plaque. Une réponse métaphorique pudique ne convient pas. En ces temps de Krisis [2], l’interrogation des fondements, l’autopsie du cadavre exquis du confort, le démontage du mécanisme mit en place par le Grand-Horloger (ou Grand-Timonier autoproclamé). Relire l’histoire de la pensée pour démêler les fils afin de tracer les constantes conceptuelles qui charpentent nos modes de pensée et de vie (les frères jumeaux de la Domination).
Les chantres de l’autonomie de la pensée philosophique ont tissé le manteau qui prétend nous protéger du Chaos, le froid sidéral dont il faut s’échapper coûte que coûte. Il faudra donc interroger les grands courants du monde des idées. Bien évidemment, l’itinéraire, pour beaucoup, tourne au chemin de croix. Les cases mythes, monothéisme, logos, métaphysique, sécularisation, seront des étapes fatidiques de ce jeu de l’oie (ou de Monopoly).
Ce cheminement met en évidence que le thème de la violence occupe une place centrale dans la pensée, à la fois comme tautologie native ou construite, voire réactive, mais aussi comme recherche permanente des moyens de la contrecarrer. Si bien que la violence est un ruban adhésif à double-face (du genre tue-mouches à la super glue) ; elle inclut des antinomies et des ambiguïtés redoutables. (Cf. le concept de violence). Le danger permanent qui borde le sentier est la tentation de la réduction de la problématique à de belles définitions et à des sentences pompeuses.
Le lecteur allergique aux références religieuses devra se munir des anti-inflammatoires d’usage, car la violence renvoie à la « scie » intellectuelle du problème du mal abondamment traité par le christianisme, surtout dans son acception protestante (anabaptistes et autres officines radicales) ; le catholicisme ayant brillé par son entêtement à célébrer le sabre et le goupillon, (le sieur Luther ayant lui-aussi donné dans la prédication contre Thomas Münzer et les propos antisémites) jusqu’aux manifestations contemporaines. Le problème du mal implique des présupposés religieux. Le dépistage de ces pré-jugés s’avèrent indispensables car la sécularisation a particulièrement brouillé les pistes. L’a priori religieux agit comme une contamination virale, hélas le confinement a démontré son inutilité, sinon de rassurer les béotiens et de permettre aux théoriciens de « reprendre les vieilles lunes » à peu de frais.
Méthodologie.
Ces considérations hétéroclites voire indigestes, mais roboratives, étaient indispensables. Elles fixent la démarche intellectuelle des notices qui suivent.
Plusieurs approches seront utilisées :
– La classique par un panorama historique, plus ou moins chronologique, du statut de la violence dans les principaux courants et époques de la philosophie.
– Des notices centrées sur des auteurs ayant fait de la violence un thème central de leurs pensées : G. Sorel, Arendt, Gunther, Éric Weil, René Girard ou chez lesquels elle est en filigrane : Platon, Aristote, Kant, Hegel…
– Des notices plus ou moins longues sur des thèmes : problème du mal, tyrannie/tyrannicide, violence/pouvoir/politique, violence/droit, violence/guerre, violence/non-violence…
– D’autres traitant de prospective : stratégie de la violence, violence et action politique, opposition à la violence (il ne s’agit pas de pacifisme).
– Des discussions et des critiques entre auteurs seront incorporées dans les notices.
La multiplication des notices a pour but de naviguer dans la thématique sans faire de l’ensemble un pensum. Des corrélats et des renvois faciliteront la navigation.
D. MOREL