L’anti-mythe [1] ou la Grèce contre la violence.
Jacqueline de Romilly dans son essai « la Grèce antique contre la violence » (de Fallois, 191 p., 2000) s’inscrit en faux contre la caricature de la pensée grecque réduite à une apologie de la violence. Sa démonstration remet à sa place la tentation réductionniste et elle ouvre l’horizon à des réflexions plus fines. Suivons son cheminement !
Dès les premières pages (p.9), elle note que « le polythéisme rend absurde l’idée d’une guerre des religions ». Les conflits se font sur la différence culturelle et non sur le cultuel. Elle rappelle Isocrate (-436 – -386) : Le nom de Grec n’est pas celui de la race, mais celui d’une culture, « et on appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation que ceux qui ont la même origine que nous ». Au moins, en ces temps l’opposition des races et des religions ne se combinait pas avec le progrès des armements pour aggraver les conflits. Du plus, la violence n’était pas gratuite, des esclaves, mais pas de « casseurs », de hooligans. Depuis les historiens grecs, l’Histoire se résume aux histoires des guerres. Les premiers grands textes littéraires, l’Iliade et l’Odyssée, dégoulinent de sang, les cadavres s’empilent, la cruauté s’étale en vers à la métrique parfaite. Le talent au service du vice !
<exergue|texte={{en ces temps l’opposition des races et des religions ne se combinait pas avec le progrès des armements}} |position=left|right|center>De Romilly centre sa démonstration à travers l’étude des grandes tragédies sur le refus de la violence. Pour elle, « la culture grecque se définit comme une recherche passionnée de tout ce qui peut mettre fin à cette violence considérée comme bestiale et indigne de l’homme ». Elle considère que les tragédies démontrent que la justice est le point de départ de toute civilisation, ce que les auteurs s’efforcent d’affirmer. « La violence risque de perdre les hommes et la justice est le seul moyen d’y faire face » : thème essentielle de la civilisation occidentale toujours en vigueur, la « Théorie de la Justice » (éd. originale 1976) de Rawls le prouve. De l’horreur du massacre nait l’union ; vœu pieux dont la version « plus jamais ça » perdure. Les Grecs parlent de démesure (hybris), leur grande peur liée à leur phobie du chaos. La violence est fille de la démesure et en premier, nous l’avons vu, de celle de la nature et des dieux. Le plaidoyer pour la justice ne cesse de préoccuper les grands « tragédiens ».
La justice passe par le respect de la loi et les jugements des tribunaux offrent une substitution à l’engrenage de la violence. Le peuple jugeait et les débats faisaient partie de la vie politique. Le tragique veut démontrer que « la justice est liée aux lois, la violence à la tyrannie ». Le non-respect de la loi rejette l’homme dans la barbarie, c’est à dire « qui ne parle pas le grec ». Étrange étymologie, comme si le grec était synonyme de « civilisation ». Pas étonnant que les romains prirent la Grèce comme modèle et que la clique heideggérienne fît du « grec la langue de l’être ».
La justice renvoie à la notion de douceur. Elle se définit par les règles, l’équité par une disposition intérieure. Les tragédies opèrent une classification de la violence, elle dissocie les violences publiques des violences privées. Cette césure servira à presque tous les analystes de la violence. (Sujet traité dans le chapitre : typologie de la violence). Dans la tragédie la violence est suggérée par le discours, mais rarement commise sur la scène. Quelques siècles plus tard, le gore viendra, dans la peinture, notamment à partir les tableaux évoquant les martyres ; le christianisme jouera un rôle important dans le développement du spectacle, la Croix étant l’archétype de la violence parfaitement mise en scène. Les quatre scénaristes inspireront les artistes du pinceau et du fusain. La morbidité et la fascination pour la violence se développent avec les moyens techniques (cinéma, TV, jeux-vidéo, réalité virtuelle).
Les Grecs ne cherchent pas à nier la violence, mais à la circonscrire. « Ce palais sent le meurtre et le sang répandu… », « …un abattoir humain au sol trempé de sang » (Eschyle). A la loi du Talion, la tragédie propose le tribunal et la loi. Eschyle met en scène le procès, l’accusateur énonce les faits, puis les débats discutent, suivent le vote et la proclamation du verdict. Bref, le formalisme de la procédure que nos institutions garderont précieusement. Il est important de noter le passage du mythe à l’institution, ce changement de registre sort de la violence pure de la vengeance, les dieux ne jugent plus, mais les hommes reprennent le flambeau. Les dieux sont dépossédés de leur prérogative. Cette nouvelle justice est sensée éteindre la violence.
Condamner la violence c’est la dépasser. Leçon mal comprise. Le jugement éteint la violence circonstanciée, mais n’évite pas la contagion et la répétition. Démonstration indirecte, mais forte, de l’impuissance de la condamnation à réduire le phénomène.
Toutefois, la tragédie grecque tente de démontrer que le contraire de la violence n’est pas l’a-violence ou la non-violence, mais la douceur déjà évoquée. La justice sans la douceur serait un échec.
Un autre aspect important émane des tragédies : le lien intime entre la politique et la violence. La tyrannie est présentée comme une abomination. Il faut noter que les tragédiens ne revêtent pas la toge du philosophe. Ils dénoncent, mais restent dans une neutralité artistique floue. Donc pas de grands discours théoriques, toutefois, ils orientent subtilement la tradition de la violence cosmologique vers approche de la loi universel à base d’idées de partage, d’égalité et de respect de l’autre. De la sorte, ils inclinent au moralisme, à l’émotionnel.
De Romilly note aussi que l’on voit apparaître des « formes de jugement dans lesquelles la violence se glissait à l’intérieur même des institutions destinées à l’écarter » (p.63). La démocratie laisse, à côté de ses lois écrites et de ses beaux principes, cohabiter la violence et la politique. Les démagogues savent flatter le peuple « dans le sens qui lui est agréable, c’est-à-dire dans le sens de la violence ». (Orestie, Iphigénie en Aulis). Nous le verrons, on sent déjà poindre Platon. Le peuple peut aussi devenir un tyran. La guerre civile apparaît la pire des violences, le génie grec se fait barbare à l’occasion.
La guerre occupe une place centrale dans la dénonciation de la violence à travers les tragédies. Dans Les Perses, Eschyle [2] a l’habileté de se placer du côté des vaincus, des victimes de la guerre, nulle trace de pacifisme dans la pièce, il s’agissait bien pour Athènes de sauver sa culture. Nous restons dans le contexte grec, « la description de la violence, par son intensité même, devient véritablement plaidoyer contre la violence » (p.66). Aux horreurs de la guerre correspondent les valeurs guerrières et l’héroïsme.
Thucydide montre que la guerre entraîne une crise des valeurs morales, constatation que bien peu de penseurs et d’acteurs volontaires ou passifs partageront à travers les siècles. A chaque occasion, les réfractaires restent des marginaux, sinon des traîtres ou des faibles. L’héroïsme de la chair à canon prime sur la lucidité dont le prix à payer est souvent tout aussi élevé. Les noms des fusillés de 14-18 et des réfractaires ne figurent pas sur les monuments aux morts. Hélas, protester contre la violence, la dénoncer ne suffit pas à la faire disparaître. Rejeter la responsabilité de la violence sur les barbares ne dispense pas de la pratiquer sans vergogne.
La violence constitue un sujet de choix, intarissable, de la littérature et des moralistes, travestis en penseurs. Sa dénonciation revêt souvent ses oripeaux.