Les scribes de la Torah, souvent des compilateurs « révisionnistes » nous livrent une sorte de théodicée apologétique. Cette vision du monde fera fortune, son influence dépassera vite le cadre géo et ethno-centré de son lieu de naissance. La Genèse en racontant la préhistoire du monde, nous livre une première approche de ce qui deviendra pour des siècles le credo en matière de Commencement et de morale.
- Le bannissement d’Éden n’a pas pour cause un crime sanguinolent ou une vulgaire histoire de cul. Non ! évidemment nous le savons [1], juste un désir de savoir, de connaissance de la part d’Ève, Adam étant trop glèbeux pour cogiter à l’ombre du Pommier. Adonaï, le Coléreux, pique une de ses crises historiques. Vlan à la porte, sans violence physique, juste quelques imprécations (« Tu enfanteras dans la douleur », « Tu trimeras en sueur sous le soleil de Satan »). Cette expulsion collective, nous montre que l’ire divine institutionnalise la solidarité entre les créatures humaines, l’hérédité devient une tache indélébile. Les non-dits du texte sont encore plus importants que les mots.
Saison 1 de la rivalité fraternelle
– Abel et Caïn [2]. Épisode immortalisée par V. Hugo, inutile de raconter l’histoire fumeuse. Le meurtre est intra-communautaire, une histoire de famille comme tant d’autres. Tout part d’une vulgaire jalousie à propos d’une fumée lors d’un sacrifice. Nous sommes toujours dans la préhistoire avec sa cohorte de fumigations (enfumage à un double sens), de sacrifices divers et avariés.
Il s’agit de montrer l’humaine condition des créatures, la Torah sait se faire B.D avant l’heure. Tout crime est crime fraternel, par définition, car entre enfants naturels du Créateur. Par extension, on peut émettre l’hypothèse que toute guerre est civile. (Pour l’instant, les extraterrestres ne nous ont pas encore réellement menacés au grand dam des littérateurs). Gardons-nous de sombrer dans le réductionnisme psychanalytique invoquant le mimétisme comme origine de la jalousie et de la violence pure produit du psychisme. Pourquoi ne pas <exergue|texte={{On tue la poule dans l’œuf}} |position=left|right|center>croire Caïn qui invoque la légitime défense, ce n’est pas de sa faute si son enfumage n’est pas digne, question de tirage (influence de Dieu). La scène « Caïn et Abel » dévoile la double nature de la violence : la colère (vengeance) et la peur (légitime défense).
Caïn se pose en victime. Après la mise au cairn d’Abel, Caïn ne se sent pas responsable de son frère. Combien de Caïn suivront l’exemple de leur aîné en fatalité ? Tuer son frère, c’est aussi tuer la descendance qu’il n’aura pas, coup double que les coloniaux de tous poils ont compris et appliqué à la lettre. On tue la poule dans l’œuf, mais on rate l’occasion de plumer sa descendance. Caïn ouvre le cercle vicieux de la violence. La jalousie et l’hypocrisie sont illustrées, mais la compréhension du message n’est pas close. Si l’on ne prend pas garde de lire l’entre-ligne, la textualité prend le dessus, l’œil dans la tombe cache, derrière sa force visuelle, l’éternel retour du même.
On peut voir dans ce fragment de la Genèse, une manifestation du changement de nature dans la représentation de la violence. Il n’est pas question uniquement de dénoncer l’animalité gisant dans l’homme, mais aussi d’identifier le début d’un changement de paradigme : celui qu’introduit l’émergence du monothéisme : la violence exercée (condamnation, culpabilité…) au nom de la volonté de Dieu.
Certains commentateurs, Freud et surtout R. Girard perçurent l’importance de ce récit génésique. Ils en font l’origine première de la violence ; Freud, certes, a minima, mais Girard a bâti son système de pensée sur la violence, surgeon naturel du mimétisme. La Violence et le Sacré inaugure une nouvelle approche de la violence que l’on peut résumer : « ce n’est pas la religion qui produit la violence, mais la violence qui fonde la religion ». La rivalité fraternelle est un schème central de la Genèse. Le judaïsme l’inaugure et le christianisme primitif le reprend, notamment chez Paul.
On peut voir dans Caïn, l’agriculteur sédentarisé (Gn 4, 2), face à son frère Abel, le berger qui suit son troupeau, la première figure du risque de la sédentarisation et de la volonté de possession d’un sol, qui ne lui appartient pas. L’homme étant le locataire d’un bailleur divin. Caïn par son attachement à son lopin de cailloux trahit (déjà) la tradition nomade du peuple hébreux. La malédiction vient par le sol. L’archéologie nous apprend que « le néolithique ouvre la porte aux civilisations urbaine » ( Alain Lameyre Les philosophes de l’âge de pierre ou la vérité de la Genèse, PUF, 1992) : « Caïn se mit à construire une ville… » (Gn 4, 17). Le bibliste se fait gratteur de site archéologique : un descendant de Seth, le troisième larron de la fratrie d’Adam et Ève, Toubal-Caïn « aiguisait tout soc de bronze ou de fer » (Gn 4, 19-22). Fini l’âge de pierre, fini le nomadisme, vive la civilisation et l’industrie lourde de la sidérurgie, et le forgeron devient aussi fabricant d’arme (le soc et l’épée sont une métaphore souvent utilisée dans la Torah).
Abel représente le matriarcat protoagricole, son meurtre celui du passage mythique au patriarcat. La scène familiale devient le lieu de la transformation radical. Le matriarcat s’appuyait sur le fratriarcat. Le meurtre de Caïn abolit les deux. Par extension, « Abel n’est pas seulement celui qui cultive la terre, il est également celui dont la mort rend la glèbe féconde » [3].
Enfin, le passage au patriarcat, quasiment une injonction divine, change la donne établie en Éden : le péché/la femme/le matriarcat/Abel veulent te posséder, toi, l’homme, domine et tue ce qui veut te nuire (Gn 4, 7).