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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Harmoniques
Christian Chandellier
Article mis en ligne le 6 octobre 2020
dernière modification le 24 octobre 2020

Lors d’un stage à L’IRCAM auquel j’assistais, Karlheinz Stockhausen, notre conférencier, à l’aide d’outils informatiques (déjà, c’était dans les années 80) nous avait proposé une expérience. Son synthétiseur allait nous faire entendre un mi. Un mi répété de plus en plus rapidement. Et lorsque la machine avait produit le mi 440 fois par seconde, nous avions entendu un la !

Écologie musicale.

Ce jour, j’avais compris pour toujours que ce que l’on perçoit comme un son, apparemment linéaire ou continu était une fréquence. Belle leçon de phénoménologie, de perception et de cognition.

L’air, le fluide indispensable dans lequel baignent et respirent tous les Homo sapiens (pas seulement) lorsqu’il entre en vibration, propose à nos oreilles un ensemble de fréquences (micro-alternances de pression et dépression), et même un empilage de fréquences, toujours selon la même architecture, fréquences que nous nommons des harmoniques.

Si la fréquence la plus basse de cet empilage, appelée harmonique 1, correspond à 440 hz (depuis Hertz, nous savons la nature ondulatoire de ce phénomène que nous pourrions symboliser par une sinusoïde. Nous savons également le mesurer) nous percevons un son que l’on nomme aujourd’hui en France, en Italie et ailleurs la .

Et si nous écoutons mieux, sur notre la (440 hertz, la 3) nous entendons par conséquent un autre son (une autre fréquence) à 880 Hertz que nous nommons également la (la 4 ). Le rapport entre les fréquences est ici de 2. Nous entendons également un mi (c’est le nom que nous donnons à ce son aujourd’hui en Europe) à 1 320 Hz. Le rapport est ici de 3. Nous entendons plus haut un la 5 à 1760 Hz (rapport 4) puis un do # (do # dièse c’est le nom que nous donnons à ce son aujourd’hui en Europe) à 2200 (rapport 5). Suivent une infinité de fréquences qui vont en se resserrant. J’en ai, pour ma part souvent entendu jusqu’à treize ; sur un do grave émis au piano j’ai perçu des sib (si bémol) et des fa# etc. Entre ces fréquences, rien.


Qu’est-ce à dire ?

Chaque être humain, où qu’il vive, dès qu’un son lui parvient, peut percevoir distinctement une superposition de fréquences, toujours la même, qu’il assimile à des sons apparemment linéaires ou continus. Les cinq premiers harmoniques sonnent très nettement.

Avec les noms d’aujourd’hui en Europe, sur un do, on entend un autre do, un sol, encore un do puis un mi etc.

Ces phénomènes sont extrêmement prégnants et constituent le cadre « obligé » dans lequel les usages discursifs (humains) des sons (on pourrait appeler musique ces usages) se déploient.

Bien sûr, d’autre êtres vivants évoluent dans ce même environnement. Et lorsqu’ils utilisent les sons, par exemple pour émettre un signal, ils sont soumis aux mêmes réalités.

Cassican flûteur

Si l’on passe en Tasmanie, on peut entendre communément le Cassican flûteur (Gymnorhina tibicen) produire son chant si beau et si étonnant. Il émet une fréquence « de base » sur laquelle il produit simultanément (une diphonie) des sons correspondants aux harmoniques associées à cette fréquence de base. J’ai entendu sur un sol persistant (approximativement un sol car ces oiseaux n’ont pas étudié au Conservatoire) sur lequel ils produisaient des , troisième harmonique, des si, cinquième harmonique agrémentés de la, troisième harmonique de , elle-même troisième harmonique de sol, note de base.

Les exemples de ce type sont innombrables.

Échelle ?

Il m’était souvent difficile d’expliquer à mes étudiant.e.s l’origine des échelles (que l’on appelle souvent gammes) que l’on retrouve en usage partout dès que l’on produit de la musique.

Disons-le à nouveau. Soit une fréquence que nous nommons do. Cette fréquence est associée inévitablement à un sol, puis un mi (bien d’autres encore mais moins prises en compte) Si l’on produit un son correspondant au troisième harmonique, nous entendrons un (troisième harmonique) puis sur un , un la.

Ce chemin est tout à fait simple et basique. Comment s’étonner que nos « musiques » évoluent sur des sauts qui décrivent une échelle, on pourrait dire qui constituent un ensemble discret. Entre do et , il existe une infinité de fréquences mais nous « sautons » de l’un à l’autre puis de à mi, puis à sol et la. La structure de base, l’échelle, de toutes les musiques que je connais est pentatonique, c’est à dire à cinq sons. Elle est directement issue de nos premiers harmoniques.

Alors depuis toujours, les humains s’étonnent et sont fascinés par ces échelles qui semblent aller de soi et qui sont déterminées par ces harmoniques. Bien avant Hertz donc, avant de connaître le caractère ondulatoire de ce phénomène, depuis la nuit des temps, nous cherchons à comprendre les relations entre ces sons. Qui sont là.

Monocorde

À l’aide du monocorde, corde tendue sur un corps résonnant et sous laquelle on déplace un chevalet mobile pour varier la longueur de la partie résonnante, depuis longtemps les homos sapiens cherchent à percer les secrets des proportions qui lient, relient ces sons. Il semblerait que Pythagore ait « découvert » les relations des harmoniques entre elles.

Nous ne sommes décidément toujours pas dans les musiques. Nous sommes toujours dans l’écologie des éléments que nous utiliserons pour produire de la musique. Les sons.

Mais quel autre phénomène nous exprime directement « dans la nature » des proportions exactes ? C’est sûr ; deux et deux font quatre mais où pouvons-nous trouver, dans quel lieu, reproduit deux fois exactement la même dimension ? Où pouvons-nous constater « de visu » la proportion 2/3 (proportion sesquialtère disait-on au Moyen-Âge, expression toujours d’usage pour les organistes), proportion entre les deux premiers harmoniques : 2, et l’espace entre le premier et le troisième harmonique : 3. Seuls ces harmoniques nous expriment, nous montrent réellement, nous révèlent, bon gré mal gré, ces proportions exactes. Naturellement. Il faut se boucher les oreilles pour ne pas y être soumis.

Les Arts Libéraux (les arts qui rendent libre !) en Europe au Moyen-Âge comprenaient (pour le Quadrivium) l’arithmétique, la géométrie, l’astrologie (on dirait astronomie aujourd’hui) et... la musique. Car les sons sont porteurs ici et maintenant, des proportions qui régissent le monde. D’ailleurs, aucune physicienne ou cosmologiste aujourd’hui n’envisagerait l’accès à la connaissance de l’univers sans l’aide de proportions, d’équations, même très complexes.

Toujours pas de musique mais un environnement décidément déterminant.

Sans surprise, superposer des sons qui ne se rapprocheraient pas de ces architectures naturelles nous paraît souvent désagréable, non juste, étrange, troublant, en un mot dissonant.

L’élaboration de nos musiques de par le monde doit tenir compte inexorablement, dans un sens ou un autre, de ce ces consonances... ou de ces dissonances. On verra que la gestion des dissonances, assumées, fondera nombre de nos musiques et les émotions qui vont avec.

Ensemble Gilles Binchois

Je me souviens d’un soir où j’avais eu la chance d’entendre la Messe de Guillaume de Machaut par l’Ensemble Gilles Binchois. La production de proportions exactes (donc avec des chanteurs chantant juste) mettant en valeur nombre d’harmoniques qui traversaient l’espace, allaient et venaient, m’avait plongé dans un état d’émotion intense, moi qui suis radicalement athée. Athée mais humain plongé dans un monde concret et faisant partie de ce monde. Un corps sensible aux vibrations du monde. Le sens ou les sens que beaucoup ont cherché à donner, par-delà le monde, à ces phénomènes, encombre encore notre regard sur nos musiques.

Faire de la musique, où que ce soit dans le monde, revient à faire usage de ces réalités écologiques.

Aussi, partout, la personne ou les personnes qui produisent de la musique se doivent de percevoir ces réalités physiques. Pour s’accorder, chanter ensemble, écouter les autres et prendre en compte ce qui résulte de leur production etc.

Exemples !

Les harmoniques 1 et 2 (rapport 2) nous semblent si proches que dans beaucoup d’endroits, nous leur donnons le même nom. Ici la (440) et là la (880)

Chanter à l’unisson, la Makhnovtchina par exemple, entre hommes et femmes, revient à évoluer parallèlement sur les harmoniques un et quatre. Nous le faisons spontanément et j’ai rencontré de nombreuses personnes convaincues de chanter à la même hauteur (fréquence) que leur partenaire.

En Europe, souvent (très souvent) nous privilégions la fréquence 1 du son. Au point que nous n’écoutons, n’entendons pas les harmoniques afférentes. Mais, à l’inverse, il existe des civilisations où l’harmonique 1 doit être comme masqué, oublié.
En Mongolie, la pratique de la diphonie en est un exemple parfait. Le chanteur produit une fréquence grave dont il s’efforce de minimiser l’amplitude de façon à ce que l’auditeur ne la perçoive quasiment pas. Puis en modifiant ses résonateurs, bouche, gorge, crâne, il fait surgir au premier plan les harmoniques au point de pouvoir construire une mélodie ! Les sons produits ainsi sonnent comme irréels, sortis de nulle part !
Cette musique populaire nécessite un gros entraînement pour une technique qui semble difficile à maîtriser. Le résultat est impressionnant. Je me promenais dans les rues de Genève et j’ai eu la chance de croiser des musiciens mongols, musiciens des rues alors. Leur musique m’a ému aux larmes. C’est une musique d’une grande beauté... Selon moi.

Un « ami » australien évoquait lors d’une conversation, la musique des aborigènes ainsi « … ils font semblant de faire de la musique avec leurs didgeridoos... »
Cela signifiait, selon moi, d’abord que cet « ami » était sourd !

Yidaki (didgeridoo)

Un Yidaki (didgeridoo est le nom donné par les colonisateurs) produit, si l’on sait y faire, un son unique, un harmonique 1. Et le musicien, là encore, en modifiant sa cavité buccale fait émerger des harmoniques de façon à faire émerger un « récit » de notes, une mélodie. Il ajoute par son souffle des accents pour introduire un rythme etc.
Ajoutons que cela n’est possible que grâce à la maîtrise de la respiration circulaire. Il s’agit de respirer tout en soufflant. Cette technique est présente partout. Je la pratique moi-même à la flûte.

Là encore, voilà une musique populaire qui requiert des techniques peu « primitives »...

GuimbardeHmong. Vietnam

Partout dans le monde nous pouvons rencontrer des guimbardes. Des grandes, des petites, en métal, en bois etc. Tout le monde le sait. La guimbarde produit un son de base, un harmonique 1. Et le ou la musicienne par son art fait émerger des harmoniques au point de produire une mélodie. Élémentaire !

La pratique des musiques, étroitement et toujours liée à notre espèce, demeure une expérience très concrète. Là, les musiques existent au plus près des réalités du monde. Si loin des espaces imaginaires et des transcendances. Je me suis toujours demandé pourquoi les émotions que parfois je ressens avec une telle force, ne seraient pas suscitées par des phénomènes concrets sur un corps tout aussi concret. Les musiques, ne s’adressent pas à des purs esprits, voire à des âmes. D’âme, je n’en ai point. De la musique, j’en ai beaucoup...

Et puis, dès lors que nous décidons de faire de la musique ensemble, ne faut-il pas s’accorder ? Se mettre d’accord. D’accord au cœur d’un univers présent, en résonance avec lui, là, immédiatement.

Fasuperla, Christian Chandellier, groupe Gaston Couté de la Fédération Anarchiste.