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L’Encyclopédie D’Alembert et la musique
Christian Chandellier
Article mis en ligne le 24 octobre 2020
dernière modification le 17 janvier 2021

Exorde

Désigner une personne pour rédiger des articles sur des sujets précis dans une encyclopédie (fût-elle la première) revient presque toujours à conférer à cette personne une autorité, une prédominance, un pouvoir en un mot, dans le domaine de la matière traitée. Et pour longtemps. Dans les Arts mécaniques -on dirait les sciences aujourd’hui- ou non. Cela revient à offrir à l’élu le statut de savant pour le temps et pour les générations futures. Générations qui auront parfois quelques réticences et difficultés à remettre en cause la légitimité de « l’immortel » désigné, porté au Panthéon.

Ce choix se réclame en principe de la raison mais peut être déterminé par des « raisons » plus « subjectives » ou de simples intérêts, personnels ou non. On peut choisir les personnes en accord avec soi voire les choisir pour des « raisons » politiques ou encore de préséance. Dans l’ancien régime, où naîtra l’Encyclopédie, l’appartenance à tel ou tel groupe d’influence, jouera un rôle majeur. Dès lors, et si l’ouvrage revêt une grande importance, ce qui est le cas ici, toutes les intrigues s’exprimeront. L’enjeu dépassera la raison et l’art. La connaissance juste et universelle pour tous attendra.

Entre savoirs et pouvoirs, compétences et intrigues

Qui pour rédiger les articles sur la musique ?

La personne choisie par D’Alembert pour prendre en charge la musique serait-elle la plus compétente ? Serait-elle la plus à même de répondre à l’ambition affichée de l’encyclopédie : offrir les meilleurs maîtres pour fournir à toutes et tous une base ferme, rationnelle et solide pour accéder aux savoirs. Réputés universels.

Eh bien non !

JJ Rousseau
Jean-Jacques Rousseau, né le 28 juin 1712 à Genève et mort le 2 juillet 1778.

Dans L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une société de gens de Lettres publiée, entre 1751 à 1772, publiée par Diderot et D’Alembert, les quelques 400 articles consacrés à la musique furent confiés à Jean-Jacques Rousseau.

<exergue|texte={{Comme tous les artisanats, c'est un apprentissage dont la vocation est de donner un moyen de subsistance, de survie.}} |position=left|right|center>

Disons-le d’emblée, Rousseau n’est pas musicien. Il ne peut produire quasiment aucune musique. Il ne pratique aucun instrument et n’entend pas ce qu’il « compose ». « ...on comprend qu’à l’époque (1730) Rousseau lui-même ne savait même pas écrire un accompagnement convenable. Pis encore, il affirme n’avoir pas été capable de suivre une partition qu’il avait sous les yeux et qu’il avait composée lui-même... » [1]. Citer les rares « compositions » produites par Rousseau ne le servirait pas. Ses créations brillent par leur indigence et personne ne songe aujourd’hui à les jouer.

C’est pourtant lui qui se verra confier par d’Alembert la rédaction des articles consacrés à la musique dans l’Encyclopédie.

Musicien ?

Être musicien à l’époque baroque, puis à l’époque classique, c’est recevoir dès l’enfance un enseignement complet et approfondi, la plupart du temps dans un cadre familial. Cet apprentissage, à l’image de celui qu’a reçu J.S. BACH, par exemple, prend la première place dans les activités de l’enfant. Comme tous les artisanats, c’est un apprentissage dont la vocation est de donner un moyen de subsistance, de survie. La possession d’un savoir dans une famille est un bien précieux qu’il est urgent de transmettre. BACH n’a jamais choisi son métier et lorsqu’il commence à travailler, sa compétence est déjà très profonde. Dans cet apprentissage, tous les aspects de la musique doivent être maîtrisés. On apprend d’abord la musique (oralement, par l’écoute), ses composantes naturelles et théoriques, que l’on doit savoir produire avec de nombreux outils, appelés instruments. (Aujourd’hui, on apprend le violon ou le piano... et la musique accessoirement, comme en conséquence. Et pas trop.)

Jean-Jacques Rousseau n’a rencontré la musique qu’à l’occasion de sa lecture, en 1733, [2] du Traité de l’harmonie de Jean-Philippe RAMEAU paru en 1722. Il est ensuite devenu l’irréductible ennemi du même Rameau.

J-P Rameau

Jean-Philippe RAMEAU, né le 25 septembre 1683 à Dijon et mort le 12 septembre 1764 à Paris, lui, entend ce qu’il compose. L’écrit n’est qu’un outil pour la réalisation des musiques. L’oreille interne relève du b.a.-ba. On ne peut être musicien sans cela. La musique est et reste d’abord orale, toujours. Rameau est un musicien dont les œuvres sont encore jouées aujourd’hui partout dans le monde [3] par les plus grands orchestres et les musiciens les plus brillants. Ses très grandes compétences ne font aucun doute. Chez Rameau, c’est d’abord sa musique qui est admirée. Mais Rameau a également publié des ouvrages théoriques comme tant de musiciens avant lui. Le Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, publié en 1722, est le plus connu, et son contenu, éminemment technique, fait toujours référence pour les répertoires du XVIIIème siècle. Sa musique est assise solidement sur une profonde connaissance de son art.

Le choix de d’Alembert

Grand admirateur de Rameau dans un premier temps. D’Alembert est un scientifique pour qui la connaissance approfondie d’un art, mécanique ou pas, est un préalable.

Il choisira malgré tout Rousseau. Il a quelque peu hésité car les articles proposés par Rousseau contenaient trop de mises en causes directes de Rameau, parfois d’une façon éhontée et hors de propos.

« ...& enfin le célèbre M. Rameau, dont les écrits ont ceci de singulier, qu’ils ont fait une grande fortune sans avoir été lus de personne  » [4]

D’Alembert, suite à la Querelle des bouffons finit par rejoindre le « parti des Italiens », le parti de la « Reine », celui de Rousseau, contre son ancien ami Rameau qui représentait à ses yeux le savoir et la compétence en musique. Celui dont le « public » jusqu’à aujourd’hui ovationne les œuvres.

Cette querelle, qui aurait pu (aurait dû) être limitée au milieu musical, s’est d’ailleurs étendue à toute une partie de la société, avec le « Coin » de la reine qui soutenait les Bouffons et le « Coin » du roi qui défendait la musique française.

La sensibilité contre la raison

Ainsi, dès la première encyclopédie, la musique est l’objet, voire l’otage, de controverses, de règlements de comptes, de conflits politiques, de vives querelles. Elle est reléguée en fond de scène. Au fond, elle compte peu.

Rousseau, engagé jusqu’au bout dans sa guerre contre Rameau, s’efforce de discréditer l’Art au sens de BACH et ses contemporains, au profit d’un Art tout empreint d’esthétique et de sentiments.

« Or, la démarche essentielle de Rousseau dans l’élaboration de sa pensée musicale sera de prendre le contre-pied de son ennemi en substituant partout l’esthétique à la science. Aux yeux de Rousseau, l’intérêt des théories de Rameau est d’ordre purement technique : il s’agit de la description d’un phénomène physique dépourvu de tout contexte humain. Pour lui, ce qui manque dans l’œuvre de Rameau, c’est donc surtout une véritable dimension affective. » [5]

Il ne fait pourtant pas de doute que la musique de Rameau véhicule toutes les émotions et tous les sentiments possibles, pour moi et nombre de musiciens autour de moi. Une haute technicité est le meilleur outil pour y parvenir.

« Pour Rousseau, déjà, la musique est manifestement un fait de culture qui doit être étudié à l’intérieur d’une esthétique de caractère affectif. »  [6]

De fait, Rousseau prend en otage l’Encyclopédie et ses lecteurs avec. Sans vergogne. Rameau est exclu. D’Alembert a choisi...

Dans ses « Lettres sur la musique Française », en novembre 1753 Rousseau, en visant Rameau, se découvrira sans fard :

« Je crois avoir fait voir qu’il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n’en est pas susceptible ; que le chant français n’est qu’un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue ; que l’harmonie en est brute, sans expression, et sentant uniquement son remplissage d’écolier ; que les airs français ne sont point des airs ; que le récitatif français n’est point du récitatif. D’où je conclus que les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir, ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. »

Péroraison

Il est remarquable de constater dès la rédaction de la première encyclopédie que l’objet, en l’occurrence la musique, sera relégué loin derrière les enjeux de pouvoir et de préséance. On ne donne pas la parole au plus compétent mais à celui qui prend le bon parti, celui qui manœuvre le mieux, qui intrigue le mieux dans un champ (un chant ?) y compris politique. A celui qui place au premier plan sa personne et ses rancœurs, voire ses haines et ce, aux dépens de l’Art. Rousseau obtient toute la place. Rameau, rien.
Mais peut-être que le plus étonnant ici est de prendre conscience de l’influence persistante de cette Encyclopédie en matière de musique.

Et de fait, nulle part dans le monde, sans doute, sauf en Europe, l’affrontement entre une musique qui serait rationnelle et une musique de l’affectif, des émotions, n’existe à ce point. Souvent, hors d’ici, la musique n’exprime qu’elle-même. Loin de toute forme de romantisme.
L’opposition récurrente entre « musique savante » et « musique populaire », entre musique raisonnée, qualifiée souvent de froide, élitiste etc. et musique « du peuple », qui serait intuitive, spontanée, orale etc. parcourt les débats sur la musique dans nos sociétés dites « occidentales » et suscite des ruptures radicales et parfois jusqu’à de véritables pugilats.

Vaines querelles.

Planche musique Encyclopedie D’Alembert

Mesurer la part de l’Encyclopédie D’Alembert dans l’existence et la persistance de ces oppositions pour le moins discutables, nous révèle toute l’importance de cette œuvre et par là même des responsabilités immenses qui incombent à ceux qui rédigent ce genre d’ouvrage. Cela nous révèle également l’incapacité que nous avons souvent à placer nos travers, nos intérêts, nos pouvoirs aux dépens d’une éthique affichée mais bien peu respectée.
Mesurons alors nos « oppositions » contemporaines : musique savante, musique populaire ; raison, art ; nature, culture ; science, art ; raison, sensibilité ; connaissance, intuition, Grande musique ; musique populaire etc. à l’aune de l’opposition proposée, cultivée, assénée par Rousseau, tout à sa haine de Rameau. Le point de vue de Rousseau, qui sera le point de vue de l’Encyclopédie, irrigue encore de nos jours nos fantasmes et nos élucubrations (en Europe) sur cette pauvre musique qui n’en peut mais.

J’ai même trouvé récemment, dans un article de journal, l’opposition « assis, debout » ! « Quand la musique aristocratique ne se vend qu’aux assis ; la musique populaire aime à se donner à qui sait se lever ».

Tant pis pour la raison, tant pis pour le savoir et donc tant pis pour la liberté. Si comme je le pense, le savoir rend libre. Et tant pis pour la musique.

Christian Chandellier