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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Désobéissance civile III
Le centre de tri de Vincennes
Article mis en ligne le 11 novembre 2020

Arrivés à Paris, le 19 avril, les Trente se rendent devant le centre de tri de Vincennes. Par trois fois, ils s’y présentent, d’abord ensemble puis par groupes successifs de cinq. Ils passent plusieurs heures en prison puis sont relâchés en banlieue.

Lors de la première arrestation, un volontaire musulman, algérien, est séparé des autres ; c’est Hamdani Lakehal-Ayat.

Lors des vérifications d’identité, les Trente avertissent que : « Nous sommes tous Hamdani », et qu’ils n’auront aucune autre identité tant que Hamdani ne leur sera pas rendu. Une heure après, ils sont tous conduits dans la salle où Hamdani avait été isolé.

Lors de l’interrogatoire d’identité, chacun est interrogé poliment, mais le policier qui interroge Hamdani adopte un autre ton : « Toi, comment c’est ton nom ? Allons, dépêche-toi ! Et ne fais pas le malin ! Et si tu mens, gare à toi ! » Hamdani fait le tour de la table, tape familièrement sur le dos du policier en lui disant sur un ton enjoué : « Tiens, je vais te montrer comment ça s’écrit… je vais l’écrire pour toi, puisque tu ne sais pas… puisque tu ne comprends pas… »

Le policier avait compris : « Non, merci, ce n’est pas la peine ! Asseyez-vous ! Bon, vous dites Hamdani avec un H… » Notre frère algérien peut reprendre sa place au milieu des volontaires.

Le 30 avril 1960, première manifestation élargie à Vincennes : un millier de personnes se rassemblent à proximité du château. Parmi lesquelles des « personnalités » : Mesdames Emmanuel Mounier, Germaine Tillion, messieurs Robert Barrat, Jean-Marie Domenach, Jacques Madaule et le pasteur Roser qui dirige la manifestation. L’ordre de dispersion étant donné, les manifestants s’assoient, les pancartes sont enlevées.

C’est alors le coltinage habituel, mais nouveau dans la capitale. Pour la première fois, on verra deux membres de l’Institut, un père dominicain, de grands professeurs et bien d’autres voltiger les quatre fers en l’air dans le panier à salade. « On n’avait jamais vu ça à Paris », titre un journal du lendemain, photo à l’appui. La plupart des manifestants, conduits dans les sous-sols de la mairie du XIe, organisent des discussions où chacun expose ses motivations. Bonne occasion de confronter les points de vue et d’établir des contacts entre des personnes de tous horizons. Vers 23 heures, après un relevé des identités, ils sont relâchés en banlieue par petits groupes.

En mai 1960, quatorze fois de suite, jour après jour, soit jusqu’au 14 mai, les Trente se présentent place Beauvau, devant le ministère de l’Intérieur pour solliciter leur internement.

À chaque fois, le déroulement de l’action est à peu près le même. À 15 heures, ils stationnent devant le ministère. Ordre leur est donné de se disperser. Ils refusent en s’asseyant sur le trottoir. Embarqués dans les cars de police, ils sont emmenés au commissariat du VIIIe, enfermés dans une salle sans fenêtres de huit mètres sur huit, qu’ils appellent l’Aquarium.

Relâchés vers 3 heures du matin à quinze ou vingt kilomètres de Paris, ils rentrent à pied, de nuit, par les banlieues désertes jusqu’au premier bus ou métro. Parfois, une voiture de gendarmes intrigués par ces marcheurs suspects les ramène à Paris pour vérification d’identité…

Ils reprennent l’action après quelques heures de repos.

Pour montrer que l’action non-violente ne se réduit pas à s’asseoir par terre, ils varient la manœuvre en se présentant en petits groupes accrochés par les coudes, tournés vers le dehors, les mains serrées en clef sur l’estomac.

Ou bien ils se dispersent aux quatre coins de la place. Ou, au contraire, pour montrer leur solidarité avec les policiers victimes d’attentat, ils montent d’eux-mêmes dans les fourgons de police.

Parmi les participants aux manifestations parisiennes, on aurait pu apercevoir un jeune homme, Yvon Bel, futur réfractaire ; il est enthousiasmé par ce qu’il voit : enfin des personnes qui ne se sauvent pas quand la police arrive mais qui continuent à exprimer leur opinion.

Le 11 mai 1960, les volontaires se retrouvent place de la Concorde autour de l’obélisque, derrière les grilles qu’ils ont refermées au cadenas. Sous l’inscription : « Aux applaudissements d’un peuple immense », ils installent de très grandes banderoles lisibles à cent mètres : « Nous aussi sommes suspects. Assignez-nous à résidence ou supprimez les camps. Nous nous assignons à résidence. »

La circulation déjà intense se ralentit, les voitures font trois fois le tour, les passants s’approchent, tout s’embrouille, c’est la pagaille. La police arrive, saute par-dessus les grilles. Les volontaires s’accrochent les uns aux autres par les coudes. Quand la police en détache un, il se laisse tomber à terre, se fait traîner jusqu’aux grilles, et on le passe par-dessus. L’action dure trente minutes.

Pendant les deux semaines suivantes, les volontaires partiront en province. Ils se mettront à la disposition des groupes locaux de l’Action civique non-violente pour préparer les manifestations du 28 mai 1960 sur le thème de : « Nous sommes tous suspects », pour signifier leur solidarité avec les internés des camps d’assignation à résidence. Les Trente sont l’avant-garde d’une action populaire, qui a pris corps le 28 juin 1959, avec la marche devant le camp du Larzac et la sous-préfecture de Millau. L’action des Trente forme une pointe, un axe, une structure à l’action populaire qui, à son tour, est indispensable pour donner ampleur et efficacité à la démarche des volontaires.

Le 28 mai 1960, malgré les « pleins pouvoirs » et l’interdiction officielle de toute manifestation, Lyon, Montpellier, Marseille, Nice, Toulouse, Saint-Étienne, Dijon, Grenoble, Caen, Annecy, Chambéry, Le Mans répondent à cet appel et organisent leur manifestation. À Montpellier, Daniel Wintrebert et Francis Catel ouvrent la marche : c’est le « baptême d’action non-violente » d’un futur renvoyeur de livret militaire : Pascal Gouget.

Le fait de renvoyer son livret militaire aux autorités était un geste plus que symbolique pour quelqu’un qui avait déjà accompli son service militaire : c’était manifester sa solidarité avec l’action en cours. La peine encourue pouvait aller de la simple amende à l’emprisonnement.
À Dijon, c’est Michel Halliez et ses amis qui manifestent silencieusement devant la préfecture.


Sur les Champs-Élysées…

À Paris, mille cinq cents personnes sont au rendez-vous du rond-point des Champs-Élysées. La police est là, elle aussi. L’ordre de dispersion est donné, et les manifestants s’assoient sur le trottoir. « Ramassez-moi ça », ordonne un certain Maurice Papon qui dirige en personne l’opération et qui, visiblement, veut agir vite. Mais, à mesure que l’embarquement avance, des spectateurs prennent la place des manifestants assis, et leur nombre reste constant. Les policiers s’énervent, cognent, bousculent, traînent et entassent, piétinent et déchirent. Les spectateurs protestent, un groupe de contre-manifestants crie : « Vive l’armée ! Algérie française ! »

L’ensemble reste calme et digne. Les gens peu exercés à ce genre d’action ont été mis provisoirement sur les bords, car il y a un entraînement à la non-violence comme il y a un entraînement à la violence. Quelqu’un disait le soir : « Je me demandais si je pourrais me laisser faire sans cogner. Quand j’ai vu ça, je me suis senti pénétré de force et de calme, et cela a été tout seul. » Tous se retrouvent à la caserne des agents de police de l’hôpital Beaujon. Le comité organisateur est inculpé d’organisation et de participation à manifestation interdite.