Les anarchistes avaient eu une importance historique significative jusqu’aux années 1930 par l’intermédiaire de la Confédération générale du travail (CGT), d’origine anarcho-syndicaliste, de l’Union anarchiste portugaise et de la Fédération anarchiste de la région portugaise (FARP). Mais désormais ils avaient pratiquement tous disparu après la très dure répression organisée par la dictature.
Les anarchistes au Portugal
Cette répression avait atteint son point culminant dans les années trente, après la tentative de grève générale du 18 janvier 1934 ; son échec avait conduit à la détention de centaines de militants dont une partie a été envoyée au camp de concentration de Tarrafal, au Cap Vert, où certains sont morts, les autres ne revenant au Portugal qu’après la deuxième guerre mondiale. Par la suite, et pendant quelques années, il y a eu encore des actions armées de solidarité avec la Révolution espagnole, y compris l’attentat manqué contre le dictateur Salazar, organisé par un groupe d’anarchistes dont Emídio Santana et quelques communistes.
À partir des années 1940, l’anarchisme avait presque disparu en tant que mouvement, mais il subsistait encore quelques militants, agissant au sein du mouvement coopératif et des associations de locataires et participant à l’opposition antifasciste. Certains, plus jeunes, se sont liés plus tard aux organisations de lutte armée LUAR et BR.
En 1974 les anarchistes étaient donc réduits à un petit nombre de quelques dizaines d’individus, peut-être une centaine en tout. C’étaient de vieux militants, des survivants de la génération antérieure à la dictature ; quelques dizaines de jeunes militants qui s’étaient exilés en Europe, surtout en France, se sont joints à eux. Une bonne partie d’entre eux étaient des déserteurs de la guerre coloniale ; d’autres des étudiants et des travailleurs, quelques centaines d’activistes encore plus jeunes, qui se sont rapprochés des perspectives anarchistes après la chute de la dictature.
Pendant les mois qui ont suivi la victoire du coup d’état, il y a eu une tentative de réorganisation du courant anarcho-syndicaliste qui s’est traduite et par la création de l’Alliance libertaire anarcho-syndicaliste et par la reprise du journal A Batalha, l’organe historique de la CGT. Ces initiatives ont pu compter sur une certaine aide de la SAC, l’organisation syndicaliste-révolutionnaire suédoise. Un peu plus tard sera publié le journal A Voz Anarquista, une publication anarchiste spécifique et la FARP sera reconstruite, mais elle ne tiendra pas longtemps. Parallèlement ont été publiés beaucoup de petits journaux et des fanzines par des groupes de jeunes qui se sont fait connaitre par la désignation d’anarcas (anars), certains à faible contenu théorique mais d’autres s’exprimant dans le langage de la presse anarchiste. Certaines revues, en particulier A Ideia et Acção Directa, ont eu une vie plus longue ; la première, fondée en 1974, existe toujours et est même devenue un organe remarquable de la pensée libertaire. Ces revues ont été créées par des militants qui se sont rapprochés de l’anarchisme en France dans les années 1970. Dans cette presse anticapitaliste extérieure à l’influence des partis politiques, le journal Combate, lancé en juin 1974 par des militants marxistes libertaires qui avaient rompu avec le léninisme s’est fait remarquer et a repris le flambeau de la Ie Internationale : « L’émancipation des travailleurs est l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Ce journal a accompagné le mouvement social révolutionnaire tout au long de son existence jusqu’au contrecoup de novembre 1975 et au-delà, devenant le principal organe de divulgation des expériences d’autogestion et des luttes autonomes des travailleurs.
Une mobilisation spontanée
Les militants anticapitalistes des différents courants n’étaient pas nombreux pendant les premiers mois qui ont suivi la chute de la dictature. L’extraordinaire mouvement des milliers de travailleurs dans la rue n’a pas été l’œuvre des partis et des organisations existantes, il a été le produit d’une mobilisation spontanée qui a profité de la fin de l’oppression policière du régime fasciste pour partir à la conquête de sa propre affirmation dans ce nouvel échiquier inattendu. L’apparition d’un mot nouveau dans le langage politique de ces journées de lutte le montre bien : apartidário, apartidarismo dont le sens déclaré était et est toujours l’action menée en toute indépendance en dehors des partis et sur la base de l’auto-organisation des participants directs. Cela, ainsi que la fraternisation, la joie, le libre débat des idées sans préjugés de sexe, d’âge ou de condition sociale ont montré les caractéristiques fondamentales des premiers mois d’après le coup d’état du 25 avril.
C’est dans cette mobilisation spontanée qu’ont lieu les premières occupations de maisons, que ce soit pour des logements, pour la création de crèches et des cliniques populaires ou pour l’ouverture de centres culturels à multiples fonctions. Les comités d’habitants (comissões de moradores) qui se sont créés dans les quartiers populaires comptent parmi les premières manifestations d’auto-organisation ; puis ce fut le tour des comités de travailleurs (comissões de trabalhadores) dans beaucoup d’usines et dans d’autres entreprises. Ces comités se sont multipliés partout dans le pays et se sont rapidement fédérés ; ils ont été la principale manifestation de l’auto-organisation dans la révolution portugaise.