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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Oeillets (Révolution des ) III
Eduardo de Sousa et Júlio Henriques
Article mis en ligne le 12 novembre 2020

Ces avancées ont eu lieu grâce à l’absence de l’État, ce que beaucoup de commentateurs de tous bords ont appelé négativement « anarchie ». En effet, l’appareil répressif s’était pour ainsi dire évaporé avec l’extinction de la police politique (PIDE-DGS) et de la Légion Portugaise ; ceci était dû aussi au fait que les polices « courantes » (PSP et GNR) se trouvaient dans un processus de dépuration de leurs cadres liés à la dictature, ce qui faisait que ces forces policières, discréditées, avaient peur d’intervenir.

Absence de l’État


Ce large mouvement d’épuration des cadres de la dictature (saneamento, assainissement) a joué un rôle considérable dans la paralysie de l’État car les fonctionnaires supérieurs et intermédiaires de tous les services et organes étatiques, des forces armées aux polices en passant par le pouvoir municipal, le système judiciaire, les universités et les écoles, et même les entreprises publiques et privées, ont été l’objet d’une épuration qui a éloigné des centaines de responsables et en a incriminé beaucoup d’autres, suspects de connivence avec les gouvernements de la dictature. Il s’est créé ainsi une atmosphère générale favorable aux décisions collectives et au pouvoir des assemblées de travailleurs. Un historien du mouvement ouvrier, César Oliveira, le dira éloquemment dans ses mémoires : « Entre le 25 avril et la mi-mai on peut dire, dans le sens le plus profond de l’utopie d’Emídio Santana, qu’il n’y a pas eu d’État au Portugal. Tout le monde était dans la rue et le pouvoir était dans la rue. » En fait, cela s’est prolongé pendant toute l’année 1974 et au-delà.

Ce vide du pouvoir et l’alignement de certains secteurs militaires sur les initiatives et les luttes populaires expliquent les avancées accélérées et victorieuses des luttes sociales et syndicales. Dans ce contexte, le PCP et sa centrale syndicale (Intersindical) ont joué un rôle de freinage, en s’élevant contre les grèves et les occupations ou en les dénonçant carrément, ce qui permettait au Parti d’avoir une légitimation institutionnelle dans sa participation aux gouvernements provisoires. Ce rôle de la direction du Parti a été ambigu tout au long du processus révolutionnaire dans la mesure où ses bases populaires étaient prêtes à passer outre aux directives, la majorité d’entre eux étant de nouvelles recrues encore peu encadrées par l’appareil.

Organisation rapide des partis de gauche

L’appareil des principaux partis politiques de gauche, le PCP et le PS, a été mis en place rapidement surtout grâce aux soutiens extérieurs. L’URSS et d’autres pays du bloc de l’est ont mis à la disposition du PCP d’importantes ressources qui lui ont permis d’ouvrir des sièges et des centres, de fonder des maisons d’édition et tout un appareil technique et entrepreneurial, ce qui a permis aux communistes de disposer en peu de mois d’une machine partisane de grandes dimensions. La même chose a eu lieu avec le PS  : fondé en Allemagne fédérale en 1973, soutenu par l’Internationale socialiste en particulier dans les pays nordiques, mais aussi par l’Allemagne et les États-Unis, le PS a ainsi pu passer d’une petite organisation informelle de quelques dizaines de professionnels libéraux à une puissante machine partisane possédant des sièges partout dans le pays, des maisons d’édition, des journaux et toute une structure technique. Ces interventions extérieures ont été décisives pour modeler les chemins que ladite révolution portugaise allait parcourir tout au long des années 1974 et 1975.

Radicalisation

Gal. Spinola

La radicalisation politique s’accentue en 1975 après deux tentatives (28 septembre 74 et 11 mars 75) menées par des secteurs réactionnaires et par des secteurs d’extrême-droite en vue de concentrer le pouvoir aux mains du général António de Spínola, l’enlevant ainsi aux jeunes officiers du MFA et à la rue. Bien que n’ayant pas fait partie du coup libérateur, Spínola avait été placé au centre du pouvoir par le MFA pour avoir soutenu une solution politique à la guerre coloniale. La tentative inarticulée du coup d’extrême-droite lié à Spínola va déclencher des changements significatifs dans le contexte économique et social de la révolution : une modification des rapports de pouvoir et une réelle radicalisation politique donnant lieu à ce qu’on nommera ensuite « Processus révolutionnaire en cours » (PREC), c’est-à-dire, à une véritable crise sociale révolutionnaire.

En plus d’avoir jeté en prison un nombre important de militaires, d’activistes et d’entrepreneurs conservateurs et fascisants (beaucoup d’autres avaient réussi à fuir en Espagne ou Brésil), l’échec de l’essai du coup d’extrême-droite a poussé le MFA à propulser la nationalisation d’importants secteurs de l’économie : banques, compagnies d’assurances, entreprises du bâtiment et des transports, ainsi que de grandes entreprises commerciales et industrielles. Une telle décision politique des grands actionnaires et des propriétaires ruraux – décision à vrai dire inévitable vu la fuite d’une bonne partie des patrons – a mis en place une économie grandement étatisée, ce qui consolidait le projet gouvernemental de la gauche officielle, en particulier du PCP et de ses alliés militaires. Mais, comme l’écrivait le journal Combate à ce moment-là, « il n’y a pas de choix entre capitalisme d’état et capitalisme privé ».

Géostratégie

Dès le 25 avril 1974, il est évident que les disputes géostratégiques n’ont jamais été enterrées au Portugal. Tout d’abord pour ce qui est du financement des principaux partis, mais aussi en ce qui concerne le soutien aux forces réactionnaires et à leurs successifs essais de freiner ou de bloquer le processus révolutionnaire. Mais c’est après le 11 mars 1975 que l’intervention des superpuissances, États-Unis et URSS, mais aussi des pays tels que l’Espagne, la France, le Royaume-Uni et la République fédérale d’Allemagne est devenue flagrante, d’un côté dans le but de renforcer leur influence sur les militaires du MFA et d’un autre côté dans celui de soutenir les partis qui se disputaient le pouvoir.

Les luttes sociales dans les entreprises, dans les quartiers et dans les campagnes se déroulaient un peu en marge de telles disputes. Vers la fin 1974, les occupations de grandes propriétés (latifundia) dans les provinces du Ribatejo et de l’Alentejo avaient amplement avancé et ce mouvement, qui devait s’accélérer l’année suivante, se caractérisait lui aussi par sa spontanéité et son auto-organisation. Au-delà de leurs buts concrets immédiats, qui allaient des grèves pour l’augmentation des salaires aux occupations de maisons, d’entreprises et de latifundia, ces actions turbulentes prenaient corps dans la perspective, quelque peu indéfinie, de création d’un socialisme de base se bâtissant sur ce qu’on a appelé « pouvoir populaire » dont certaines influences venaient des notions conseillistes et du modèle chilien mais n’étaient pas non plus entièrement étrangères à des réminiscences d’idées et de pratiques libertaires du passé au Portugal.

Il faut noter toutefois que dans ce processus où s’avivait et s’excitait une lutte politique et partisane rendant plus forts les partis politiques, l’antagonisme en vue de l’hégémonie à l’intérieur des luttes sociales et des organisations de base (comités de travailleurs et d’habitants, entreprises en autogestion, coopératives rurales), traversées par d’interminables querelles partisanes qui leur étaient en grande partie extérieures, a fait monter le sectarisme idéologique et les a affaiblies rendant la lutte commune inviable. La même chose s’est produite à l’intérieur des forces armées, aussi bien au sein du MFA que dans le mouvement des soldats, de plus en plus alignés de manière partisane et pris dans les disputes pour l’influence politique.