On considère ici que l’État est son administration, plutôt qu’une une « violence légitime », selon Weber. L’État s’incarne dans ses corps de fonctionnaires au service des politiques, et c’est la légitimité de l’administration, idéalisée dans le concept d’État Providence, qui garantit notre consentement à l’impôt et rend exceptionnel l’emploi de la violence d’État. Les politiques commandent à des fonctionnaires qui s’engagent à 1/ obéir, 2/ appliquer systématiquement lois et règlements avec 3/ la plus grande impartialité et, dans le cadre néolibéral du « New Public Management », à être 4/ toujours plus efficace. Nous venons d’énumérer les quatre qualités constitutives des robots, engrammées au plus intime de leur ADN. Parfaire ces quatre dimensions de l’administration est le ressort de la « digitalisation » de l’État, de la robotisation de l’armée et de la police. La nature profonde de l’État est la Robocratie.
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Administrer : on se souviendra que dans l’Athènes classique, de larges pans de l’administration de la cité était à la charge d’esclaves public, dont elle était propriétaire (2), avec trois bénéfices : faible coût, obéissance, et protection des citoyens contre les abus de pouvoir. Le fonctionnaire tel qu’on le connaît encore, n’est qu’un stade intermédiaire, un compromis, une cote mal taillée. Les États contemporain réactualisent les esclaves publics sous la forme idéale du robot. De surcroît, la capacité des robots-intelligents à collecter et à traiter d’immenses masses de données leur confère une capacité inédite de cartographier les territoires et les « personnes », humaines ou morales, et de leur appliquer sans faille des normes et règlements toujours plus nombreux. Des robots-fonctionnaires calculent et s’emparent « à la source » de l’impôt sur notre « revenu » ; d’autres calculent et distribuent les pensions de la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse… Santé, mobilité, retraite, saisies et allocations de tous ordres ; l’État définit des catégories, des normes, des règles d’éligibilité, des exceptions, des taux, des seuils, des barèmes que seuls des robots-fonctionnaires sont à-même d’appliquer sans erreur ni passe-droit. Des robots auxquels il nous faut obéir, sous la menace d’amendes ou de privations de libertés. L’administration, et plus généralement la bureaucratie sont de puissants moteurs de l’accélération vers la robocratie.
Contraindre : la violence d’État s’exerce sous trois formes : violence policière, privations de libertés, ou saisie d’argent. La violence policière menace, blesse et parfois tue mais le moins possible, reste une compétence humaine, car les robots violents ne savent que tuer. Simples auxiliaires de police, les robots-policiers servent essentiellement à découvrir ou retrouver les suspects et les indésirables, les reconnaître et les dénoncer preuves à l’appui. Les espaces publics accueillent un nombre toujours plus grand de robots-caméras, robots-radars, robots-micros, robots-volants. Symétriquement, dans l’espace privé les captures numériques de nos subjectivités – navigations web, écrits, photos, vidéos – sont répertoriées, analysées, classées. Des robots-informationnels les agrègent, les recoupent et les transforment en indices ou en preuves prêtes à exploiter. Les tristement célèbres Fiches S seront bien sûr rédigées par des robots.
Détecter, manipuler : les robots-espions articulent les deux modes du télescope et du microscope : ceux-ci nous observent d’infiniment près, ceux-là nous voient collectivement d’infiniment loin. À partir de gigantesques masses de données ils synthétisent les comportements individuels en faits collectifs, en lois générales, en normes. En complément, nous connaissant toujours plus intimement, ils nous confrontent à ces normes, évaluent nos possibles inadéquations. Les robots-publics détectent les « outliers », les déviants, les hors-normes, ceux qu’ils doivent surveiller toujours plus, qu’il leur faudra bientôt punir. En robocratie, la botte de foin ne cache plus l’aiguille, à l’inverse, elle la révèle ! Les bots-microscopes connaissent nos blessures, nos failles et nos secrets. Et on le sait, État et Capital se rendent mutuellement service ; les robots-informationnels de Facebook, Instagram ou Google partagent leurs informations avec leurs collègues des ministères de l’intérieur de l’OCDE, de l’OTAN et d’ailleurs. Autant de leviers à actionner pour nous manipuler. En robocratie, même les muets se mettent à chanter.
Tuer : il va sans dire que les robots-autonomes sont d’extraordinaires guerriers, des soldats infatigables, sans peur ni pitié et dotés d’un nombre croissant de capacités suprahumaines : voir, entendre, traquer sans jamais de repos, viser parfaitement et tirer. Sans oublier l’obéissance. Un robot obéit absolument. Il tue sans hésitation, sans la moindre émotion car il n’en n’éprouve pas. Robots-espions et robots-tueurs confèrent à qui peut se les offrir un incroyable avantage. Pour des pays confettis, tel Israël, les robots-militaires permettent de terroriser militairement voisins et opposants tout en préservant leurs soldats. Pour les pays empires, tels les USA ou la Chine, ils sont les irremplaçables soldats de leurs interventions globalisées. Bien qu’à la traîne, les puissances moyennes telle la France s’engouffrent en courant dans la brèche d’où jaillissent les « SALA » – Systèmes d’Armes Létales Autonomes – en bon français, les Robots-Tueurs. Les militaires sont de puissants moteurs de la robocratie.