Bandeau
Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
Descriptif du site
Covid, pandémie, anarchie
François Coquet
Article mis en ligne le 20 juillet 2021

Une nouvelle maladie à virus, identifiée pour la première fois en Chine pendant l’hiver 2019-2020, n’a eu besoin que de quelques semaines pour se répandre sur la majeure partie de la planète. Cette pathologie s’est révélée suffisamment contagieuse pour causer quelque 130 millions de cas répertoriés, dont 3 millions de morts, en moins de 18 mois.

Une année en état d’exception

La première phase de cette pandémie a provoqué un engorgement spectaculaire des services de réanimation dans les pays dits « les plus avancés », en Asie d’abord, puis en Europe, puis en Amérique du Nord. Dans la panique qui s’en est suivie, la plupart des pays ont décrété des mesures de confinement plus ou moins strict de leur population. Ces mesures ont pu s’accompagner ou non de mesures de flicage complémentaires, parfois très radicales, pour contrôler et le cas échéant réprimer les contacts physiques entre personnes.

Après le déconfinement plus ou moins généralisé de l’été 2020, la majeure partie de la population mondiale a vécu au rythme des nouvelles vagues, généralement associées à de nouveaux variants, et entraînant des restrictions plus ou moins drastiques des libertés individuelles et publiques (télé-travail imposé, port du masque obligatoire dans l’espace public, confinement plus ou moins strict, couvre-feu...).

L’arrivée des vaccins en fin d’automne 2020 et la vaccination à grande échelle organisée au niveau des Etats les plus riches y a fait chuter de manière spectaculaire le nombre d’hospitalisations et de décès dans les populations vaccinées ; cette montée en puissance de la couverture vaccinale est également associée à la chute tout aussi spectaculaire du taux d’incidence (nombre de malades identifiés) observée dans les pays ayant réussi à vacciner une part importante de leur population, et qui ont décidé une levée au moins partielle des restrictions imposées à la population. L’arrivée de nouveaux variants plus contagieux s’accompagne d’une remontée des contaminations et au moment où ces lignes sont écrites (2 juillet 2021), on espère sans en avoir de certitude que le taux de vaccination va au moins permettre de contenir la progression des cas graves.

Les questions qui nous sont posées

Pendant toute la durée de cette crise, quel que soit le niveau et le mode de décision (individuel, communautaire, étatique...), se sont posées, se posent encore des questions fondamentales sur les mesures appropriées pour lutter contre la pandémie, sur le conflit qu’elles provoquent avec notre désir de liberté, mais également sur l’utilisation de l’expertise scientifique dans une situation où la connaissance est imparfaitement établie. Pour les anarchistes, une question supplémentaire et cruciale se pose : celle d’une prise en charge non étatique, que ce soit au niveau de la prise de décision ou au niveau de son application, de la lutte contre cette pandémie. Cette dernière question peut sembler théorique dans le contexte actuel. Mais il nous semble indispensable de l’aborder sérieusement si nous ne voulons pas laisser le pouvoir étatique se renforcer au prétexte d’une crise de ce type, ou un quelconque gourou profiter de la panique pour annihiler toute action rationnelle.

Lutter contre la pandémie

Puisque le mot « variant » a été mis à la mode, nous pouvons remarquer d’au travers de cette crise a émergé un variant de la tension proudhonienne entre le principe de liberté et le principe de justice : la tension que nous vivons depuis le début de la crise entre nos exigences de liberté individuelle et d’entraide face à la pandémie, cette entraide commençant par éviter de la propager autour de nous. Cette tension, nous la vivons plus ou moins difficilement aux niveaux individuel et collectif, parfois de manière extrêmement anxiogène.

Face à une situation sanitaire préoccupante, les pouvoirs en place ont oscillé entre déni, pédagogie, incitations et mesures coercitives. Les politiques de déni ont entraîne des situations catastrophiques (Brésil, Royaume-Uni, Etats-Unis) ou fortement dégradées en regard des pays comparables (Suède) et ont été en général abandonnées devant l’ampleur des dégâts. Il n’y a guère de raison de penser que dans une société anarchiste, le refus de prendre au sérieux les risques que la pandémie fait courir aurait eu des résultats plus probants. Il est donc important de rappeler que l’anarchisme, ce n’est pas la revendication du renard libre dans le poulailler libre, et que ce n’est pas non plus la revendication du virus libre dans la société libre. Définir collectivement quelles sont nos priorités face à une épidémie, et quels moyens nous nous autorisons pour y arriver, est un enjeu majeur, y compris et surtout dans une perspective anarchiste.

Quelles sont les conditions d’une vie normale ?

Des épidémies, nous en connaissons tous les ans, à commencer par l’épidémie de grippe saisonnière. Nous connaissons aussi des règles d’hygiène et de prévention (du lavage de mains à la vaccination de personnes ciblées) pour en limiter les conséquences, mais ces épidémies n’entravent pas le fonctionnement habituel de nos sociétés. Il en a été autrement avec le Covid-19 pour plusieurs raisons, les deux principales étant un nombre de cas graves dépassant rapidement et largement les possibilités d’accueil en soins intensifs, et un nombre de cas mortels d’autant plus inacceptable socialement qu’il pouvait prendre la forme de clusters (typiquement, une augmentation soudaine, massive et simultanée du nombre de morts dans plusieurs établissements pour personnes âgées).

La question qui nous était, et nous reste posée n’est donc pas exactement celle du virus, mais celle de ses conséquences sur la vie collective, des moyens que nous sommes prêts à mettre en œuvre pour préserver cette vie collective, et des éventuelles entorses à la liberté qu’ils peuvent entraîner. Pour prendre un exemple spectaculaire, en mars 2020, la montée brutale de la mortalité liée au Covid dans les Ehpad et les hôpitaux, la sur-saturation de ces derniers et l’expérience d’autres pays ayant subi cette situation, tous ces facteurs ont imposé le confinement en France pour limiter la catastrophe. La Fédération Anarchiste, et c’est à son honneur, a d’ailleurs clairement exprimé dès le 17 mars dans un communiqué que les annonces de confinement étaient utiles. Il ne s’agissait évidemment en aucun cas d’un blanc-seing donné au gouvernement, et le même communiqué soulignait que « la solidarité passe aussi par une forme d’autodiscipline face au danger ».

Après l’urgence de mars 2020, nos vies ont été singulièrement rétrécies : distanciation sociale, port obligatoire du masque, limitation des possibilités de se déplacer, couvre feux, arrêt de toutes les formes de loisirs collectifs, fermetures de lieux publics et commerciaux, réduction de notre vie à métro-boulot-dodo… Toutes ces mesures ont été prises au prétexte de lutter contre la propagation de la pandémie, et la plupart ont, techniquement, prouvé dans une certaine mesure leur efficacité. Elles nous ont été imposées plus ou moins durablement, mais toujours de manière arbitraire, par le gouvernement. Toutes sont discutables, mais on ne peut pas, on ne doit pas se contenter de faire comme si un autre gouvernement (lequel ?) aurait fait mieux s’il avait fait autrement. La question qui nous est posé est de savoir si *nous* aurions fait mieux, si aujourd’hui *nous* ferions mieux, sans gouvernement.

Si nous voulons reprendre la main sur nos vies individuelles vis-à-vis de cette pandémie tout en limitant la casse collective, il faut que nous soyons capables de faire des arbitrages entre ce que nous souhaitons ardemment : aller où bon nous semble et quand bon nous semble, rouvrir les lieux fermés, à tomber les masques, à recommencer de se faire des câlins, etc., et le prix associé en termes de cas graves, de charge hospitalière, de morts.

Ce constat est abrupt, mais tant qu’on refusera de s’affronter à ces questions, on sera condamné à brasser du vent. Si ça nous soulage de la rage de voir notre vie comprimée, c’est déjà ça, mais ça n’ira pas beaucoup plus loin, et surtout ça laissera au gouvernement, qui a le choix des mesures, mais l’obligation d’en prendre (dans le système tel qu’il est), toute latitude pour le faire en renvoyant les aboyeurs à la niche.

Au demeurant, trouver des méthodologies permettant de se mettre d’accord sur ces arbitrages n’est pas nécessairement très difficile, la première étape étant sans doute de déterminer ce dont on ne veut absolument pas. Une piste, mais il y en a bien d’autres, serait de prendre en référence la charge supportée chaque année à cause de la grippe, et de discuter les restrictions les moins douloureuses en termes de qualité de vie permettant de ne pas dépasser cette charge quand on l’approche, voire de revenir en arrière si on l’a dépassée.

Que personne ne décide à notre place !

Les gouvernements ont pris prétexte de la situation sanitaire pour renforcer leur emprise autoritaire sur la société, et le cas échéant pour faire passer des lois liberticides et/ou décréter l’état d’urgence.Cette dérive autoritaire, dénoncée en France par la Fédération Anarchiste dès le 19 mars 2020, est probablement l’axe sur lequel la constance a été la plus remarquable !.

Or l’autoritarisme n’est pas seulement condamnable sur le plan des principes. Il l’est également parce qu’il est contre-productif. Ces derniers mois, se sont cumulés les injonctions contradictoires, les protocoles illisibles et inapplicables, les attestations vexatoires, les changements de pied consécutifs imposant le lendemain ce qui était interdit la veille, ou le contraire, parfois les mensonges éhontés pour tenter de masquer l’impéritie gouvernementale (par exemple sur l’utilité du port du masque…). Ce qui n’a jamais changé au contraire, c’est la volonté de ne laisser aucune marge de manœuvre ou d’appréciation aux individus ou aux collectivités.

Cette attitude infiniment méprisante a provoqué des sentiments de colère justifiée, parfois de panique, et finalement suscité une défiance généralisée dont certains milieux obscurantistes ont pu faire leur miel. Nous pensons au contraire que la responsabilisation des personnes et des communautés à tous les niveaux est le meilleur garant d’une gestion aussi pragmatique que possible de la pandémie. Une fois posées les préconisations générales, leur déclinaison au cas par cas doit se faire en fonction du contexte et des nécessités locales. Pour ne donner qu’un exemple, mais qui s’est décliné des milliers de fois, un protocole de circulation au sein d’un bâtiment donné dépend de l’architecture de ce bâtiment particulier : une circulaire générale de 60 pages sur la circulation au sein « des bâtiments » n’a que très peu de chance d’être applicable à ce bâtiment-là, et l’impossibilité de respecter ses innombrables contraintes risque au contraire d’aboutir à l’absence de mesure efficace de prophylaxie en son sein.

Les moyens de la décision

Bien entendu, on ne peut pas se contenter d’un slogan, aussi clairement sonne-t-il à notre oreille. Et si personne ne doit décider à notre place, il faut que nous ayons les moyens intellectuels, informatifs, scientifiques nous permettant de d’évaluer nous-mêmes notre environnement, de mesurer les risques éventuels qu’il comporte, et de prendre des décisions raisonnées en conséquence.

Cela pose en creux les questions de l’information, de l’éducation, des conditions de la connaissance, de la chaîne de confiance dans l’expertise... La radio-activité ne pose aucun problème apparent et immédiat si elle n’est pas provoquée par une bombe, les rayonnements de la 5G non plus, les virus ne se voient pas, et il est "clair" que le Soleil tourne autour de la Terre... Autant de sujets sur lesquels l’intelligence spontanée des êtres humains ne suffit pas en elle-même.

Le problème se pose évidemment directement ici : sur quelles bases évaluons-nous notre situation vis-à-vis d’une épidémie ?

Si nous considérons que l’anarchisme est principalement une expression politique et sociale du rationalisme (c’est en tout cas l’argument que nous opposons aux religions), ce sont en premier lieu des considérations scientifiques qui doivent nous aider dans notre prise de décision. Mais ce n’est pas si simple en pratique. "La science" est un concept délicat, même pour les scientifiques. La science doute, surtout face à des questions qu’elle n’a pas anticipées : c’est dans sa nature. Elle est en outre tout-à- fait mobilisable pour obscurcir des situations là où elle devrait les éclairer. En ce qui concerne le Covid, la science tâtonne beaucoup, ce qui est bien compréhensible, et quand elle aboutit, sinon à des certitudes, du moins à des résultats probants ou des protocoles à peu près consensuels, elle doit faire face à des exigences contradictoires en provenance de la société civile (la saga des vaccins est assez remarquable de ce point de vue), à des luttes de pouvoir internes entre disciplines ou individus, à des intérêts financiers et industriels, à des impostures médiatiques (celle de l’hydroxychloroquine restera probablement dans les annales)... Tout cela est de nature à saper la confiance de la population qui a bien du mal à s’y retrouver, et on peut le comprendre...

Cela dit, cette pandémie s’accompagne d’un assez vaste consensus scientifique non sur les décisions à prendre (ce n’est pas le rôle des scientifiques de prendre des décisions à notre place, on peut revenir à Bakounine à ce propos !), mais sur la situation au jour le jour, les scénarios plausibles de son évolution, les principes sur lesquels on peut évaluer l’efficacité ou non d’un traitement ou d’une mesure d’évitement soit en prévision, soit ex-post. Typiquement, pour dire que l’hydroxychloroquine n’a prouvé aucune forme d’efficacité, mais les vaccins si, et de manière spectaculaire. La culture récente, mais assez remarquable au moins dans les pays « ouverts », de transparence des données, permet au demeurant de vérifier la véracité d’affirmations telles que celles de la phrase précédente : les chiffres utiles sont facilement disponibles, soit bruts soit pré-digérés pour nous donner les principales tendances (sous la forme de courbes, notamment).

Retrouver la confiance ?

Il reste que tout le monde n’a pas les moyens, ni la compétence directe pour lire et interpréter des données, même disponibles. En ce domaine comme dans tous les autres, l’expertise est inégalement partagée – parfois même elle est confisquée. Et quand elle est confisquée, la méfiance qu’elle suscite naturellement peut avoir des conséquences désastreuses et inattendue. La facilité avec laquelle une entreprise de droite extrême, telle que le film Hold-Up, a pénétré une bonne partie de la sphère "alternative" au seul prétexte qu’elle prétendait dénoncer les mensonges des pouvoirs devrait nous interpeller sans doute autant que la propagande gouvernementale, dont nous savons depuis des décennies ce qu’il en est.

Il ne suffit pas de dire que "le pouvoir nous ment". Il faut avoir la capacité de dire quand, comment, si possible pourquoi, de poser de manière argumenté les vérités qui s’opposent aux mensonges gouvernementaux, et surtout ne pas prendre pour argent comptant n’importe quel argumentaire au prétexte qu’il dénonce ces mensonges. Ce qui suppose de s’entendre sur ce qui fait qu’un contre-argumentaire, face à l’argumentaire gouvernemental, est satisfaisant, ou tout au moins crédible.

Là encore, nous sommes au cœur de la proposition anarchiste : reconnaître une expertise (par exemple conférée par un diplôme, par une expérience personnelle ou professionnelle) sans y être soumis. Ne pas croire par principe que deux propositions contraires se valent : le virus est contagieux, les vaccins permettent de faire chuter efficacement le nombre de cas graves, ce sont des faits, et leur négation n’est pas « juste une autre opinion » ; mais pour autant ne jamais abdiquer sa capacité d’appréciation face à un argument asséné, même au nom de la science. Pour avancer dans cette voie aujourd’hui, demain, toujours, il faut ncourager l’autodidactisme, la formation mutuelle, retrouver pourquoi pas l’esprit des Bourses du Travail, afin que chacune et chacun soit mieux à même d’accueillir les discours, les propositions, les affirmations sans aveuglement ni paranoïa. Mieux à même, en quelque sorte, d’avancer vers l’anarchie en tant que modèle de société.

En guise de conclusion

Refuser de plier devant l’autoritarisme gouvernemental, ce n’est pas nier l’importance de la crise sanitaire. Préconiser des mesures permettant de contenir la pandémie dans des proportions acceptables, ce n’est pas devenir les valets du pouvoir ou du capital. Ce texte essaie d’esquisser une voie "raisonnable" pour les anarchistes, au sens où elle donnerait quelques principes de bases pour éclairer nos choix collectifs. Évidemment, ce n’est pas simple, de toutes façons ce ne sera pas simple. Mais si on peut tirer quelque chose de positif, en tant qu’anarchistes, de la période que nous venons de vivre, ce sera peut-être en essayant de trouver nos réponses même si elles sont difficiles à élaborer, et en revendiquant plus que jamais de prendre nos affaires en main, pour ce qui concerne le covid comme pour le reste, y compris dans ces arbitrages que (c’est la base du contrat fédératif) nous avons à faire en permanence entre liberté individuelle et solidarité collective. C’est une lourde responsabilité (l’apprentissage de la responsabilité ?), ça nous oblige à faire face à des dilemmes désagréables sans abdiquer notre décision, mais si on y arrive nous aurons fait progresser non seulement notre réflexion, mais la possibilité concrète d’un avenir anarchiste.