Parce qu’il ne suffit pas de clamer que la religion est l’opium du peuple. Il faut comprendre comment l’opium endort. Et on ne peut s’en tenir à sa vertu dormitive : il faut identifier les récepteurs cérébraux des opioïdes, cartographier les mécanismes cérébraux de l’hallucination, du sommeil, de la vigilance, etc. Or, s’il existe pléthore de livres sur les religions et les croyances, il en manquait un qui rassemblerait la foule des facteurs découverts dans la mécanique de l’illusion.
Une religion, « combine dans l’ordre intellectuel une métaphysique, une mythologie et une morale, dans l’ordre social des groupes, des hiérarchies, des normes et des privilèges, dans la réalité physique des lieux et des objets. La religion ressemble à une suite de poupées russes : au cœur, la croyance individuelle, puis les dogmes, puis la doctrine, les rites et la liturgie, enfin les institutions, groupes de fidèles, groupes de jeunesse, groupes d’âge ou de métiers, sociétés secrètes, maisons des hommes ou maisons des femmes, confréries, charités, chorales, fanfares, parcs à thèmes, syndicats, milices, écoles, universités, bibliothèques, cliniques, hospices, asiles, foyers, dispensaires, clergé séculier, clergé régulier, curies, synodes, conciles… » [1]
En d’autres termes, cet ouvrage souhaite présenter les mille explications différentes des mille aspects différents de la religion. Par chance, le simple fait de rassembler ces explications a mis en lumière plusieurs notions indispensables, quoique souvent négligées :
A/ La religion sera très, très, très difficile à éradiquer, précisément parce qu’elle ne tire pas sa force d’un seul facteur. Elle envahit le cerveau non pas par une porte, mais par cent. Elle ne procure pas un bénéfice psychologique, mais dix, vingt trente. Elle n’a pas donné naissance à un type d’institution, mais à des dizaines. Se limiter à répéter en boucle que les puissants se servent de la religion pour tromper le peuple ne désillusionnera qu’une minorité des croyants. L’URSS a martelé cette vérité pendant 70 ans, avec pour seul résultat que l’Orthodoxie a fait un retour triomphal en Russie, accompagné de l’entrée non moins triomphale de l’ouverture des chakras, de la mémoire émotionnelle de l’eau et des énergies cosmiques.
B/ Les dogmes et la doctrine n’ont que très peu d’importance quant à la compréhension de la puissance du phénomène religieux. Car toutes les religions, sans exception, évoluent. Le judaïsme de 2022 n’est pas celui de Moïse, l’islam de 2022 pas celui d’Omar, le catholicisme de 2022 pas celui de Torquemada. La création religieuse est aussi permanente qu’inévitable. Se limiter à démontrer en boucle l’absurdité de n’importe quelle doctrine religieuse a pour principale conséquence en cas (rare) de succès, de déboulonner une croyance, pour voir ensuite les croyants changer de foi comme de chemise. Depuis Diderot et d’Holbach, la France n’ignore plus rien de l’absurdité du catholicisme, mais l’astrologie et le New Age, guère moins incohérents, s’y portent à merveille.
L’une des raisons de cette imperméabilité de la religion à l’attaque de son incohérence réside dans « l’archipel des croyances » (Rémy Sauvayre) ; la pensée résulte des messages que s’envoient les neurones, qui forment ainsi des chaînes neuronales. Mais le cerveau lance et suit plusieurs chaînes neuronales en même temps : « Vous lisez ce texte. En même temps, vous déchiffrez les lettres / vous les assemblez en mots / vous décodez le sens des mots. Pour cela vous identifiez et décodez les structures syntaxiques et grammaticales / vous saisissez les éventuelles allusions / vous dérivez vers telle ou telle conséquence de la phrase / un mot vous envoie sur telle ou piste mentale, souvenir, désir, fureur / vous tenez le livre / vous gardez l’œil sur la porte de la salle à manger, parce que vous attendez que votre compagnon soit sorti des toilettes pour y aller à votre tour. »
En outre, « A l’intérieur d’une même idéologie, d’un même dogme, d’une même religion, coexistent plusieurs types de croyances. Certaines sont centrales, d’autres périphériques. Certaines naissent d’une expérience vécue (illusoire ou non, cela importe moins que le fait d’avoir été vécue) par le croyant, d’autres ne proviennent que d’un enseignement ou une transmission. Les croyances périphériques, les croyances simplement apprises sont plus fragiles. Mais lorsque les croyances fragiles s’effondrent, elles n’entraînent pas les plus solides dans leur chute. Nombre de catholiques ne croient plus au purgatoire. Ni à Eve tirée de la côte d’Adam, voire à la présence réelle. Mais leur croyance en Dieu demeure. Comme le rappelle Sauvayre, la foi est un archipel. La conquête d’une île n’entraîne pas la perte de tout l’archipel, comme, dans un autre registre, les USA en firent la douloureuse expérience dans le Pacifique en 1943. »
Par conséquent, « dans notre esprit cohabitent le vrai et le faux, le su et l’imaginé, le désiré et le compris, le cohérent et le contradictoire. Dans notre esprit cohabiteront donc la croyance religieuse et le savoir scientifique, la vénération du principe de non-contradiction et la vénération de la Sainte-Trinité. »
C/ Les institutions religieuses naissent et vivent, mais elles meurent aussi. La foi, elle, demeure. On peut, on doit, se réjouir de l’effritement, voire l’effondrement, de nombre de religions établies, mais là encore il faut couper les vases communicants vers l’innovation moderne : la foi à la carte.
D/ La lutte anti-religieuse doit donc se montrer polyvalente, constante, toujours à l’affût de nouvelles doctrines, de nouvelles institutions ou, pire, de l’acquisition d’un caractère religieux par des doctrines et des institutions en apparence les plus éloignées de toute métaphysique (le stalinisme et le maoïsme viennent à l’esprit). Elle doit donner le plus d’armes intellectuelles possibles : non seulement la critique des religions établies depuis longtemps rassemblée par les libres penseurs, mais aussi la connaissance des biais cognitifs, des données neurologiques récentes, etc.
E/ Le capitalisme, ce système si adaptable, si protéiforme, a très tôt compris que les religions offraient des modèles de technique de persuasion et d’endoctrinement. A quelque chose malheur est bon : parce que toutes les écoles de commerce enseignent lesdites techniques, la quasi-totalité des outils psychologiques, émotionnels, cérébraux, et bonne partie des outils sociaux des religions sont donc connus de millions de gens, certes pas nécessairement les plus éclairés ou les plus généreux, mais dans ce domaine comme dans tant d’autres, le capitalisme vend la corde pour le pendre. Démontrer l’analogie du marketing et de la pastorale facilite considérablement le travail de quiconque veut écraser l’infâme.
F/ Toutes les religions proposent un contrat : « L’édifice religieux repose tout entier sur l’idée paradoxale que les humains peuvent acheter la bienveillance des forces sacrées. Ce Contrat se caractérise par deux structures implicites.
La première structure implicite s’ordonne selon la triade manque-action-transformation. L’être humain, écrivit Georges Bataille, souffre de se savoir discontinu, c’est-à-dire limité. Limité dans le temps, car il est éphémère. Limité dans son savoir, car il est ignorant. Limité dans l’espace, car il est localisé et se déplace lentement. Limité dans sa puissance, car il est faible. L’intense désir de transformer ces manques en leurs contraires conduit à espérer les obtenir de qui les possède déjà, ces entités dotées de ce que nous désirons, continuité, omniscience, ubiquité, toute-puissance… Cependant, si Dieu ou les dieux étaient vraiment généreux, pourquoi ne sommes-nous pas déjà des dieux ? Si nous ne sommes pas des dieux, c’est que les dieux ne sont pas moins égoïstes que les humains. Alors, impuissants comme nous le sommes, que pouvons-nous bien donner aux tout-puissants ?
Là intervient la seconde structure implicite du Contrat. L’action requise des contractants profanes _ les humains _ consiste à se soumettre. A donner ce que le petit enfant donne à ses parents. A renoncer à la liberté pour recevoir la sécurité. A obéir à l’autorité pour jouir de la sécurité. Cette soumission n’est pas une soumission aimante, ou du moins pas une soumission d’abord aimante. Elle est intéressée ; on ne se soumet au divin que dans l’espoir de ne plus jamais se soumettre à la faim, au manque, à la mort. La soumission religieuse, qu’elle se manifeste par la prière, par le rite, le don ou le sacrifice, ressemble à la soumission du premier de la classe qui attire l’attention de la maîtresse, à la soumission du lieutenant qui n’attaque que quand le colonel regarde, à la soumission de l’employé zélé qui espère épouser la fille unique du patron. Que la soumission soit un sacrifice réel, opéré en échange d’une sécurité irréelle n’a aucune importance. La sécurité est espérée réelle et cela suffit. L’une des formes de la soumission, le sacrifice, justifie plus particulièrement l’usage du mot « Contrat ». En effet, le sacrifice est un achat. Un achat de la bienveillance du sacré. Citons le discours que les Aïnous de Sakhaline tiennent régulièrement à un ourson de deux ans, élevé en cage depuis sa naissance : « A présent, nous célébrons une grande fête en votre honneur. N’ayez pas peur. Nous n’allons pas vous faire mal. Nous allons seulement vous tuer et vous envoyer chez le dieu de la forêt, qui vous aime. Nous allons vous offrir un merveilleux dîner, le meilleur de votre vie, et nous allons tous vous pleurer. L’Aïnou qui va vous tuer est notre meilleur tireur. Le voilà, il pleure et vous supplie de lui pardonner ; vous ne sentirez rien, ce sera fait si vite ! Souvenez-vous souvenez-vous de toute votre vie, de tous les services que nous vous avons rendus. Dites aux dieux de nous donner la richesse, que nous revenions de la forêt courbés sous le poids de fourrures rares et d’animaux délicieux, que nos pêcheurs découvrent des troupes de phoques sur la rive et dans la mer, et que nos filets se déchirent sous le poids du poisson. Nous vous avons donné la nourriture, la joie et la vie. Maintenant, nous vous tuons, afin qu’en retour nos enfants et nous-mêmes recevions vos richesses ».