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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Et le paradis ?
Article mis en ligne le 23 janvier 2022

Enfin, quelle transformation, quel paradis, quel Nirvana espère-t-on de tant de soumission et de sacrifice ? L’immortalité bien sûr, mais sous quelle forme ? Qu’elle procure au dévot les 72 vierges du musulman, la face de Dieu du chrétien, ou les ripailles éternelles du Valhalla n’a en réalité à peu près aucune importance. Ce que la transformation opère exactement ne compte pas, il suffit de promettre qu’elle se fera.

On pourrait croire, à voire le poids donné à la notion de contrat, qu’on commet l’erreur de croire qu’un seul facteur explique tout de la religion. Non, le contrat ne représente pas le seul facteur explicatif des religions. Il en constitue toutefois une structure obligatoire, et bizarrement, quoique les libres penseurs du 18ème siècle se soient contentés d’en reprendre l’idée aux libres penseurs précédents, une structure à laquelle on a accordé peu d’attention alors qu’elle s’avère l’une des plus simples, voire la plus simple, à faire comprendre aux croyants. En outre, cette notion de contrat s’est révélée non pas seulement explicative, mais surtout classificatoire, d’où son importance apparemment disproportionnée ici.


Plusieurs caractéristiques indéracinables de l’humanité aident la religion
 :

*« _Les limites de notre cognition nous forcent à utiliser la croyance comme mode banal, quotidien, d’appréhension du réel.
**_Le langage nous habitue à considérer le virtuel comme réel.
***_L’absence de récepteurs tactiles dans le cerveau nous laisse imaginer que notre corps n’est que la coquille d’une âme immatérielle.
****_Le penchant du cerveau à voir une intention derrière chaque événement peuple le monde d’entités invisibles.
***** Parmi les notions présentes à notre esprit, les croyances sont bien plus nombreuses que les connaissances. Ceci est dû à trois limitations cognitives inévitables.

1/« Notre conscience est incarcérée dans un espace restreint et un présent éternel ». A Paris, je ne peux guère que croire à, et non savoir, ce qui se passe à Osaka. En 2022, je ne peux guère que croire à, et non savoir, ce qui se passait en Sibérie en l’an 56712 av. JC. Et nul ne peut avoir la connaissance certaine de ce qui arrivera en 2046.

2/ Aucune cognition de notre cerveau n’échappe à la cage de fer des représentations de notre culture. En tant qu’Occidental non sinophone, la poésie chinoise m’échappe en grande partie. Quant au prodigieux savoir botanique et zoologique d’un Papou de Nouvelle-Guinée, il m’échappe en totalité. Je ne peux que croire, et non savoir, que le rythme d’un poème de Li Po est beau, je ne peux que croire, et non savoir, que la piste de Lereh à Dobo réclame six jours dans la jungle.

3/ Enfin, la capacité du cerveau à retenir, retrouver et combiner des données est limitée. Lorsqu’un physicien me dit que le temps change l’espace, que la lumière est une onde ET une particule, que la physique quantique est facile comparée à la théorie des cordes, la croyance est le seul mode d’appréhension possible pour mon cerveau devant ces informations qu’il lui est entièrement impossible de comprendre.

Chaque jour, nous prenons donc des décisions fondées sur des croyances, non sur des connaissances. Du fonctionnement réel de l’ordinateur sur lequel j’écris ce texte, je ne sais rien. Je crois à la bienveillance du médecin et à l’efficacité des médicaments qu’il me prescrit. Je crois à l’existence de l’aéroport où atterrira l’avion qui m’emporte, et je crois à l’efficacité du fonctionnement du demi-million de pièces différentes dont se compose cet avion. Je crois à la bienveillance des milliers d’êtres humains que je croise en une journée dans une grande ville. Sans croyance, je ne peux plus agir. »

« Le langage nous sert à manipuler la réalité sans effort et sans risque. On déplace le mot « hippopotame » plus facilement que l’animal qu’il désigne ; un signe est beaucoup plus léger qu’un hippopotame. Et le langage est un système de signes.

Avec le langage, l’homme ne pense pas seul : il annexe la sagesse et l’expérience de ses prédécesseurs. A son cerveau s’ajoute le savoir en expansion constante de l’humanité. L’individu moderne, par le langage, s’épargne la réinvention des équations, des formules chimiques, des modes d’emploi. Avec le langage, l’individu moderne le plus terne est un génie. L’être humain accorde donc une grande confiance au langage. Il accepte que l’on mentionne une entité qui ne se manifeste pas, mais dont on lui dit qu’elle existe. Chaque jour depuis l’enfance, il entend parler d’entités, d’objets, de principes qui, pour être invisibles ici et maintenant, n’en sont pas moins réels et agissants. Le langage est un cheval de Troie puissant, quotidien, constant, universel de la croyance en des pouvoirs invisibles, mais réels. »

« Le cerveau se caractérise par l’absence de récepteurs tactiles. Pour des opérations très lourdes, les neurochirurgiens se contentent parfois d’une anesthésie locale, qui n’endort que la peau du crâne. Les percées et les coupes qu’ils infligent au cerveau ne provoquent aucune douleur. Le cerveau, organe suprême de la sensation, s’avère totalement insensible. Les religions ne pouvaient espérer meilleur allié. La foi consiste à croire à la réalité d’êtres irréels. Le cerveau humain, lui, pousse à croire à l’immatérialité d’un fonctionnement cérébral pourtant matériel. En effet, nous ne sentons pas le fonctionnement de notre esprit. Nous sentons le retour de forces de nos jambes, de notre course et de notre marche. Mais nous ne sentons aucun retour de forces lorsque nous résolvons une équation, lorsque nous construisons une phrase. Le corps pèse. L’esprit, lui, semble ne rien peser. Il semble immatériel, éternel, il semble n’avoir besoin de rien. Il en va de même avec ce que l’esprit manipule : les idées, les équations, les formules, les histoires, les mots semblent immatériels, éternels, ils n’ont besoin de rien. Si l’on utilise les mots _ immatériels, éternels_ l’idée d’un dieu immatériel, éternel vient vite. La foi en toutes les majuscules sans chair, Ancêtres, Esprits, Esprit, Idées, Pouvoirs, Âme, doit sa force au paradoxe du fonctionnement cérébral humain : il existe, mais on ne le sent pas. Ceci explique d’une part la croyance universelle en une différence de nature entre le corps et l’esprit, et d’autre part le fait que les croyants croient si facilement à l’existence de ce qu’aucun de leur sens ne leur présentera jamais. »

« Un être humain s’aperçoit vite que ses intentions expliquent ses actes. Grâce au langage, il comprend qu’il en va de même pour autrui. Comment s’étonner alors que les hommes aient cru qu’un événement (pas nécessairement produit par une intention) soit toujours un acte (par définition produit par une intention) ? L’attitude la moins coûteuse intellectuellement consiste à voir un acte en tout événement. C’est-à-dire à croire que chaque événement est produit par une intention. Donc par une personne : humaine si elle est visible, sacrée si elle ne l’est pas. Si l’on ignore comment fonctionne le magnétisme, il est plus simple d’imaginer que cette pierre et ce clou s’aiment d’amour tendre. Même si nous ne voyons pas le responsable d’un acte, nous ne nous sentons nullement contraints d’en déduire qu’il n’existe pas. Nous pouvons trouver au bord d’un fleuve un homme écrasé. Nous pouvons ne pas y voir, sur le moment, d’hippopotames. Cela ne nous empêche pas de supposer que l’homme pourrait avoir été écrasé par un hippopotame. L’interprétation humaine par défaut d’un événement, c’est qu’il s’agit d’un acte. Pour chasser cette interprétation par défaut, il faut une autre interprétation. Tant que l’on ne dispose pas d’une théorie de l’électricité, la foudre appartient à Jupiter. »