Enfin voici présentée sous la forme aussi ironique que sérieuse, une « Recette » grâce à laquelle le novice pourra fabriquer sa propre religion…
Commencez par une histoire. Une histoire manque-action-transformation. Cette histoire doit établir votre statut personnel. Etes-vous Dieu ? Un dieu ? Un demi-dieu ? Quelque peu divin ? Simplement extraordinairement sacré ? Ou encore plus simplement, extraordinairement pieux (illuminé, parfait…) ? Parfaitement normal, mais choisi par Dieu ? Adaptez cette histoire à votre culture et à votre temps. De nos jours, vous n’aurez guère que le choix entre technologie et New Age, à moins bien sûr que vous ne prétendiez détenir tel vieux secret, tel parchemin, être le successeur de l’Ordre du Temple…
Votre histoire doit permettre de remplir le Contrat. D’une façon ou d’une autre, les humains doivent pouvoir acheter la transformation. Mais vous et votre religion êtes les seuls à l’avoir en magasin. Bien sûr la transformation est l’immortalité, quelle que soit la forme que vous lui donnez, réincarnation, entrée dans le plan astral ou paradis.
Commencez par votre mythe de salut, parce qu’il permet d’établir les règles du Contrat, puis remontez à votre mythe de création.
Le Contrat doit pouvoir permettre différents degrés d’implication religieuse, qui procurent évidemment des récompenses différentes. Tous atteindront l’immortalité, certains étant cependant plus égaux que d’autres. En outre, la vision du monde impliquée par votre histoire doit non seulement fournir une cause et un but à la vie humaine en particulier, mais à tous les évènements en général. Tout est lié. Pas nécessairement directement aux humains, mais tout est lié. Rien n’est impénétrable que les voies du Seigneur. Le hasard n’existe pas, jamais.
Les épisodes, digressions et sous-histoires de votre histoire permettront de justifier tout le reste. Votre cosmologie, votre Panthéon, vos rites, vos valeurs, votre liturgie : tout. Il est plus simple de décider en premier lieu quel rite ou quelle cérémonie vous voulez instituer, puis d’imaginer l’histoire correspondante.
Pour votre Panthéon, souvenez-vous : quoiqu’officiellement seul le monothéisme soit présentable, le désir des esprits religieux pour le polythéisme est insatiable, il vous faut donc des intermédiaires. Plus vous aurez d’intermédiaires, saints, sages, prophètes, génies, anges, plus vous créerez d’occasions d’absorber a/les ambitions de votre clergé b/ les finances de vos ouailles, et plus vous aurez de sources de sous-histoires pour justifier vos rites, etc. N’oubliez pas d’injecter des archétypes dans vos intermédiaires. Plus vous coopterez d’archétypes, mieux cela vaudra. Toutes les formes d’héroïsme sont les bienvenues, elles vous permettent de couvrir l’ensemble des besoins sociaux et psychologiques. Vos intermédiaires donneront les modèles et les règles de votre éthique, en matière d’autorité, d’agression, de justice, de sexualité, de famille, de relations avec les étrangers, avec les non-croyants, etc.
Choyez vos meilleurs amis, les morts. Enveloppez la mort d’une abondance de rites, et n’hésitez pas à établir des moyens de communication avec les morts. Succès garanti.
N’oubliez pas votre éminence grise, le Mal. Vous devez présenter une explication du Mal. Cette explication comporte évidemment des entités maléfiques imaginaires, mais il y faut aussi de vrais ennemis, dans le monde réel. Sans ennemis, une religion se fane vite. Prêchez la paix, pratiquez la guerre. Votre mythe du Mal doit bien sûr être lié à vos mythes d’évacuation de la culpabilité et à votre structure de pardon.
En revanche, vous pouvez laisser plus ou moins carte blanche à votre clergé et vos laïcs en ce qui concerne la liturgie. Bien sûr, il faut décider d’un calendrier, des principaux rites de passage et d’initiation, des principales formes de sacrifice (l’agneau égorgé ne se porte plus guère), mais les détails pratiques peuvent venir de la base. Le christianisme s’en est plutôt bien trouvé : cela a occupé le clergé et rempli de fierté les laïcs, sans menacer le pouvoir de l’élite. Sauf évidemment si on déborde sur le doctrinal, comme ce fut le cas pour l’eucharistie. Laissez-les écrire les chansons, décider des vêtements (attention, le ridicule tue encore), laissez-leur les miettes. De la musique avant toute chose, et de préférence collective. Quelle religion refuse les chœurs ? Choisissez-en le style avec soin, car il doit s’adapter à celui de votre cœur de cible. Plus vous visez populaire, plus le corps doit travailler.
Ne négligez pas la sexualité. Ce qui importe n’est pas le contenu exact des règles que vous imposerez, mais que vous en imposiez. Ces règles seront évidemment désobéies, d’où l’importance, à nouveau, de mécanismes de pardon et de punition. L’Islam a bien joué en ce domaine. Il ne condamne pas la sexualité en soi, il se contente d’édicter avec qui on peut la pratiquer. Et quand. Le Ramadan reste l’une des fabrications religieuses les plus efficaces.
Pour l’argent, c’est simple. Hors de votre poche : fumier. Dans votre poche : encens.
Les religions naissantes n’ont pas besoin d’accorder beaucoup d’attention à leurs lieux de culte. A ce stade, la modestie prouve la sincérité. C’est ensuite, une fois le succès venu, qu’étudier l’alternance de la lumière et de l’obscurité, de la hauteur et de la profondeur, du silence et de l’écho prendra de l’importance. Souvenez-vous que le sacré doit impressionner les fidèles, mais pas au point qu’il les repousse. Et le ridicule tue aussi en architecture.
Plus votre religion offre d’activités sociales, plus vous recrutez et conservez. Ecoles, chorales, dispensaires, soupes populaires, bibliothèques, théâtres : répandez-vous ! A ceci près que la hiérarchie de vos lieux de culte doit refléter tant la hiérarchie de votre clergé que le profond besoin humain de se sentir au centre. Ayez des centres, des sous-centres, des sous-sous-centres, mais que l’on s’y sente toujours au centre. Ne multipliez pas les lieux saints, mais dépêchez-vous de les créer, sinon vos fidèles et votre clergé vous prendront de vitesse. Multipliez en revanche les pèlerinages : ils renforcent les liens entre clergé et laïcs, entre laïcs et laïcs, et permettent aux laïcs de se donner des certificats d’héroïsme à peu de frais. Quant à leurs conséquences financières, elles sont toujours positives. Pour vous.
Si votre biographie réelle n’a rien d’intéressant, enterrez-la. Rien n’habille mieux un prophète que le mystère. Mais les lieux que vous ne pourrez cacher deviendront saints.
Créez des rituels à tours de bras. Vous n’en aurez jamais trop. La finesse consiste à les considérer, sans le dire trop fort, optionnels. Les pieux, les vaniteux, les compétitifs jouiront du plaisir de les chercher, de les découvrir, puis de les accomplir devant les masses éblouies. Que vos Ecritures abondent donc en sous-histoires, en paraboles, en anecdotes, en fables, en commandements d’où vous tirerez vos rites. En revanche, quelques-uns seront absolument obligatoires, visibles et coûteux (financièrement ou socialement ou physiquement, ou les trois). Dissonance cognitive oblige. Vous ne pouvez vous dispenser des grands rites de passage, naissance, puberté, mariage, mort, et de rites d’initiation et de passage à l’intérieur de votre religion, qui deviendront de plus en plus compliqués à mesure que l’on monte dans la hiérarchie. Mais l’adolescent doit aussi être récompensé de ne plus être un enfant, le jeune adulte de ne plus être un adolescent, la mère d’avoir donné un nouveau fidèle à la Vraie Foi, les mâles d’être des mâles, les vieux d’être des vieux. Et le nouveau converti d’avoir vu la lumière, et les diacres (ou équivalent) de leur dévouement, les prêtres (ou équivalent) de leur dévouement permanent, les moines (ou équivalent) de leur dévouement total, etc. Farcissez le foyer de rituels, en particulier la cuisine, ce lieu mystérieux où se maintient notre vie grâce à l’assassinat et l’assimilation d’autres vies. D’autant que les modernes ne pensent qu’à ça, à la nourriture. Ordonnez que l’on mange ceci, et jamais cela, et à tel moment, et jamais à tel moment. Quelques aliments doivent être saints (de préférence ceux que recommandent vos concurrents les nutritionnistes), et beaucoup démoniaques (de préférence ceux qu’interdisent vos concurrents les nutritionnistes).
Créez des rituels de langage, car tout groupe veut avoir son argot. Un langage difficile et abscons pour la liturgie, voire pour les Ecritures, est une excellente idée (entre autres pour imposer de longues études au clergé), ainsi que s’en aperçut l’église catholique quand elle eut celle, catastrophique, d’abandonner le latin. Les orthodoxes continuent à chanter en Vieux Slavon que plus personne ne parle et s’en portent bien.
Laissez la base créer ses rituels apotropaïques et propitiatoires, car il faut de la magie et de la superstition, mais cela fait mauvais genre si ces deux sœurs viennent d’en haut. En revanche, que votre histoire et vos Ecritures et votre liturgie abondent en thérapies. Et multipliez les occasions de prière, qu’elle s’appelle méditation ou non. Sans pour autant les rendre difficiles. L’effort mental est rarement apprécié. N’hésitez pas à plagier les rituels des autres religions. Leur antiquité apportera une dose considérable de prestige à votre effort trop neuf, sans poser aucun risque à votre doctrine. Un peu de Cabbale, beaucoup de chakras, quelques asanas un peu exotiques, et des gestes. D’abord un geste de salutation, qui permette d’identifier vos fidèles immédiatement, puis, au moins, un geste de bénédiction, un de malédiction, un de remerciement.
Allez, au travail ! »
Jean-Manuel Traimond