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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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QUELQUES LEÇONS DU PASSE
René Berthier
Article mis en ligne le 2 février 2022
dernière modification le 5 février 2022

Les thèmes anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires ont la vie dure. Dès 1921, Trotsky doit prévenir qu’il faut « condamner sévèrement la conduite de certains communistes qui non seulement ne luttent pas dans les syndicats pour l’influence du Parti, mais s’opposent à une action dans ce sens au nom d’une fausse interprétation de l’autonomie syndicale ». A la même époque, confrontés aux graves problèmes de la réorganisation économique auxquels ils n’avaient pas du tout songé, les dirigeants bolcheviks se voient proposer par Chliapnikov et Kollontaï, qui avaient constitué une tendance, l’Opposition ouvrière, de confier la gestion de l’économie à un congrès des producteurs de Russie, groupés en syndicats de production qui éliraient un organisme central dirigeant l’ensemble de l’économie nationale de la République. Cette idée sera condamnée comme « déviation anarchiste et syndicaliste ». L’Opposition ouvrière sera muselée, en 1921, au Xe congrès du parti, et Trotsky dira d’elle : « Ils ont mis en avant des mots d’ordre dangereux… ils ont placé le droit des ouvriers à élire leurs représentants au-dessus du parti. Comme si le parti n’avait pas le droit d’affirmer sa dictature, même si cette dictature était en conflit avec les humeurs changeantes de la démocratie ouvrière… »

Dans les années trente, la direction du Parti communiste français sera constamment obligée de réprimander les militants d’usine qui n’appliquent pas strictement la discipline de parti et qui entendent s’autonomiser par rapport à lui. En plein Programme commun de la gauche, Edmond Maire déclare : « Il y a eu deux grands courants socialistes, celui qui est jacobin, centralisateur, autoritaire, s’est établi dans les pays de l’Est. L’autre, le socialisme libertaire anarcho-syndicaliste, autogestionnaire, c’est celui que nous représentons. » (Le Monde, 19 octobre 1972.)

Ainsi l’anarcho-syndicalisme sert de repoussoir quand on veut resserrer le contrôle sur l’organisation, mais il sert de référence lorsqu’on veut réaffirmer une continuité avec le mouvement ouvrier français. Il va sans dire qu’Edmond Maire ne pensait pas un mot de ce qu’il disait. En effet, à l’époque où il faisait cette déclaration, commençait un processus de « nettoyage » à l’intérieur des instances syndicales dans lesquelles les anarcho-syndicalistes avaient réussi à développer avec succès leurs vues auprès des syndiqués. Les années qui ont suivi 1968 ont vu un extra-ordinaire développement du mouvement syndical en France, dû en grande partie à l’extension des structures interprofessionnelles. Ce phénomène a permis un élargissement considérable du champ d’intervention de l’organisation syndicale, puisque dans les unions locales et départementales pouvaient être pris en charge des problèmes qui débordaient largement de l’entreprise. Cela a permis aussi une coordination décentralisée de l’action, un accroissement des dé bats dans les instances de base et les structures intermédiaires. Ce processus était clairement perçu par les appareils syndicaux, mais aussi par les partis de gauche et d’extrême gauche, comme un danger. En effet, le développement du débat politique et du travail d’organisation (car nous recrutions…) dans des structures de classe qui n’étaient pas cantonnées à l’entreprise et qui développaient des thèmes de réflexion débordant de loin les simples revendications économiques, constituait une remise en cause du rôle des avant-gardes autoproclamées. Aussi, l’une des tâches que se sont fixé les directions syndicales par la suite, avec la complicité des trotskistes, a été de laminer ce mouvement par la dissolution de sections syndicales, de syndicats, d’unions locales et départementales, par l’exclusion de militants.

Le débat reste ouvert sur la question du mode d’intervention des anarcho-syndicalistes aujourd’hui. Cinquante ans après la création de la CGT-SR, les circonstances imposent que le mouvement ait une apparition propre, au grand jour, comme alternative au syndicalisme réformiste, intégré à l’Etat, dominé par des partis politiques.

L’expérience historique de la social-démocratie et du léninisme a disqualifié ces deux mouvements dans leurs tentatives de proposer une alternative au capitalisme.
Existe-t-il, aujourd’hui, une possibilité pour l’anarcho-syndicalisme de se développer ? La première remarque qu’on puisse faire est : cela dépend des anarcho-syndicalistes eux-mêmes. Il est certain que la réapparition significative de ce mouvement sur le terrain de la lutte des clas¬ses ne pourra pas se faire en reprenant mécaniquement les problèmes tels qu’ils se posaient il y a cinquante ans, ni en copiant les méthodes et les formes organisationnelles d’alors. Surtout, il faut se garder de toute attitude apologétique visant à justifier tout sous prétexte de présenter une image idyllique du mouvement.
Le syndicalisme révolutionnaire, qui a dominé dans le mouvement ouvrier français entre 1895 et 1914, est apparu comme une réaction à la montée du marxisme réformiste dans sa version guesdiste, mais aussi comme une réaction à l’anarchisme, dominé alors par les partisans de la « reprise individuelle » dont Gaston Leval disait qu’ils s’attaquaient plus volontiers aux petites vieilles dans les chambres de bonne qu’aux gros détenteurs de capitaux, mieux protégés.

Il n’existe pas à proprement parler de doctrine du syndicalisme révolutionnaire, avant son explicitation par la CGT-SR. La théorie, pour les militants, reste accessoire. Le théoricien le plus connu du syndicalisme révolutionnaire, Georges Sorel, fut parfaitement méconnu des mili¬tants. D’ailleurs, il théorisait le syndicalisme révolutionnaire au nom du marxisme : de son point de vue, le syndicalisme révolutionnaire était une révision du socialisme officiel et un retour au vrai marxisme. « Il n’y a pas, dit-il, de meilleure preuve à donner pour démontrer le génie de Marx, que la remarquable concordance qui se trouve exister entre les vues et la doctrine que le syndicalisme révolutionnaire construit aujourd’hui, lentement, avec peine, en se tenant toujours sur le terrain de la pratique des grèves. » Après la « Lettre aux anarchistes » de Fernand Pelloutier, beaucoup de militants suivront l’appel, mais cela constitua un ensemble disparate. Certains évoluèrent vers le « syndicalisme pur », d’autres demeureront des anarchistes agissant dans les syndicats. La plupart des militants syndicalistes révolutionnaires étaient des syndiqués anarchistes, des syndiqués socialistes. Le terme même de syndicalisme révolutionnaire recouvre des réalités différentes. Il y a des syndicalismes révolutionnaires, mais pas vraiment une doctrine, en dehors de la notion d’indépendance syndicale.

Mais la notion d’indépendance syndicale a un aspect défensif, elle implique en outre que les protagonistes « jouent le jeu ». Lorsqu’un parti structuré et discipliné décide de ne pas jouer le jeu, l’indépendance disparaît inévitablement. C’est ainsi que le parti communiste a pu « pénétrer dans la CGT comme une pointe d’acier dans une motte de beurre » selon les termes mêmes d’un de ses dirigeants. La notion d’indépendance, lorsqu’elle n’est pas appuyée sur une doctrine indépendante, sur une organisation cohérente qui se substituent aux doctrines et organisations extérieures, n’est qu’un vœu pieux. Les syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes français furent incapables de faire face à la pénétration des frac¬tions bolcheviks dans les syndicats.

Autant que de la Grande Guerre et de l’attrait pour la révolution russe, c’est de son incapacité doctrinale et organique que le syndicalisme révolutionnaire français mourra.

En disant, cela, ne donnons-nous pas raison aux critiques léniniennes du syndicalisme révolutionnaire ? Dans une large mesure, oui. Trotsky avait parfaitement raison de dire que la théorie de la minorité agissante était une théorie « incomplète » et que le syndicalisme révolutionnaire était quelque chose d’« embryonnaire ». Pourtant la solution ne résidait pas dans l’alignement sur les positions léniniennes mais dans l’affirmation mieux exprimée de l’identité du syndicalisme révolutionnaire, qui aurait dû assumer jusqu’au bout sa fonction de minorité révolutionnaire en s’organisant en tant que telle dans la CGT pour combattre la pénétration extérieure. Pour contrer la fraction communiste dans la CGT, il aurait fallu constituer une contre-fraction syndicaliste révolutionnaire. La ri-poste aux agissements d’une fraction est le dévoilement de ses projets, mais cela n’est malheureusement possible que par la constitution d’une contre-fraction.

Malheureusement, de telles pratiques étaient culturellement inconcevables pour nos camarades d’alors.

Si les syndicalistes révolutionnaires, dans l’ancienne CGT, s’étaient organisés en tant que tels au lieu d’être éparpillés, la confédération n’aurait peut-être pas été « bolchevisée » et ses meilleurs militants n’auraient pas fondé le parti communiste. Lorsque le syndicalisme révolutionnaire se constitue définitivement avec la CGT-SR, le terme « syndicalisme révolutionnaire » n’a plus le même contenu que vingt ans plus tôt. Il s’agit en fait d’anarcho-syndicalisme, bien que Pierre Besnard se soit toujours déclaré syndicaliste révolutionnaire. On a abandonné le mythe de l’unité de la classe ouvrière dans une seule organisation. Implicitement, on a assimilé l’idée (que personne n’ose formuler) que plus l’organisation est grande moins son mode d’action et son programme sont radicaux. Le mouvement se résigne à être une minorité révolutionnaire organisée dont la fonction n’est plus de regrouper l’ensemble de la classe ouvrière, mais d’impulser des actions susceptibles d’entraîner les masses (l’objectif étant tout de même d’être le plus nombreux possible), et d’élaborer un programme de réorganisation de la société. En ce sens, le syndicalisme révolutionnaire français re¬ joint dans une large mesure les pratiques léniniennes, à cette différence près – notable tout de même… – que son champ d’intervention, le syndicalisme, se situe sur le terrain de classe, et non sur le terrain interclassiste et partidaire.

La CGT-SR marque la naissance véritable de l’anarcho-syndicalisme en tant que doctrine indépendante et affirmative d’elle-même. La création de la CGT-SR était en France une réponse adéquate, mais tardive, à une situation que les militants n’avaient pas pu prévoir, c’est-à-dire l’irruption, sur le terrain de la lutte sociale et politique, au sein du mouvement ouvrier et de ses organisations, de méthodes inconnues et efficaces d’infiltration, de noyautage et de prise de contrôle. Le fait que ces méthodes aient pu être mises en œuvre aussi efficacement conduit évidemment à poser la question : les dirigeants syndicalistes révolutionnaires étaient-ils à la hauteur, et n’aurait-on pas eu là, d’une certaine façon, la manifestation d’une crise de la di¬ rection du mouvement ouvrier ? C’est oublier l’impact extraordinaire de la révolution russe derrière laquelle se retranchaient les partisans de la bolchevisation du mouvement syndical, impact sans lequel ces méthodes auraient été inefficaces. La bolchevisation du mouvement syndical n’a été possible qu’avec la collaboration active, du moins au début, des militants syndicalistes révolutionnaires comme Monatte, qui ont joué le rôle de véritable cheval de Troie dans le mouvement ouvrier.

L’anarcho-syndicalisme n’est pas un mouvement sans doctrine. Il constitue dans une large mesure un retour aux principes bakouniniens. Force importante entre les deux guerres, sa disparition de la scène internationale n’est pas tant due à son incapacité à s’adapter à l’évolution de la société capitaliste qu’à son extermination physique par le fascisme et le stalinisme.