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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Le sabottage
Article mis en ligne le 1er décembre 2019

Almanach du Père Peinard, 1898

Le SABOTTAGE est une riche binaise qui, d’ici peu, fera rire jaune les capitalos.

Au dernier Congrès Corporatif de Toulouse, où s’étaient amenés quantité de bon fieux, envoyés par les Syndicats, des quatre coins de la France, le SABOTTAGE a été acclamé bougrement.

Ça été un enthousiasme faramineux !

Et tous les délégués se sont promis, une fois rentrés dans leur patelin, de vulgariser le fourbi, afin que les turbineur se mettent à le pratiquer en grande largeur.

Et je vous l’assure, les camaros, cet enthousiasme n’est pas le résultat d’un emballement passager, — un feu de paille.

Non pas !

L’idée du SABOTTAGE ne restera pas à l’état de rêve bleu : on usera du truc !

Et les exploiteurs comprendront enfin que le métier de patron commence à ne plus être tout rose.

Ceci dit, pour les bons bougres qui ne sauraient pas encore de quoi il retourne, que j’explique ce qu’est le sabottage.

Le sabottage, c’est le tirage à cul conscient, c’est le ratage d’un boulot, c’est le grain de sable roublardement fourré dans l’engrenage minutieux pour que la machine reste ne passe, c’est le coulage systématique du patron... Tout ça pratiqué en douce, sans faire de magnes, ni d’épates.

Le sabottage est le petit cousin du boycottage. Et foutre, dans une kyrielle de cas où la grève est impossible il peut rendre de sacrés services aux prolos.

Quand un exploiteur sent que ses turbineurs ne sont pas en situation de se fiche en grève, il ne se prive pas de leur faire des avanies. Pris dans l’engrenage de l’exploitation, les pauvres bougres n’osent pas piper mot, crainte d’être sacqués. Ils se rongent de colère et courbent la tête : ils subissent les mufleries patronales, la rage au ventre.

Mais ils les subissent ! Et, que ce soit avec ou sans rage, le patron s’en fout, pourvu qu’ils marchent à sa guise.

Pourquoi en est-il ainsi ?

Parce que les prolos ne trouvent pas un joint pour répondre au singe du tac au tac et, par leur action, neutraliser sa rosserie.

Le joint existe pourtant :

C’est le sabottage !

Y a belle lurette que les anglais le pratiquent, — et ils s’en trouvent bougrement bien.

A supposer, par exemple, un grand bagne dont le patron, tout par un coup, a une lubie accapareuse, — soit qu’il ait une nouvelle maîtresse à entretenir, soit qu’il guigne l’achat d’un château... ou autre fantaisie qui nécessite de sa part une augmentation de bénéfices. Le salaud n’hésite pas : pour réaliser le profit qu’il vise il diminue ses prolos — sous prétexte que les affaires vont mal — c’est foutre pas les mauvaises raisons qui lui manquent !

Supposons que ce galeux ait très bien tiré ses plans et que son serrage de vis coïncide avec une situation tellement emberlificotée que ses prolos ne puissent tenter la grève. Qu’arrivera-t-il ?

En France, les pauvres exploités groumeront salement, maudiront le vampire. Quelques-uns — les plus marioles — feront du chabut et plaqueront le bagne ; quant aux autres, ils subiront leur mauvais sort.

En Angleterre, ça se passera autrement, foutre ! Et ça, grâce au sabottage. En douce, les prolos de l’usine se glisseront le mot d’ordre dans le tuyau de l’oreille : « Hé, les copains, on sabotte..., faut aller piano, piano !... » Et, sans plus de magnes, la production se trouvera ralentie. Tellement ralentie que si le patron n’est pas une moule renforcée, il ne persistera pas dans sa muflerie : il reviendra à l’ancien tarif, — car il se sera rendu compte qu’à ce petit jeu, pour cinq sous qu’il filoute sur la journée de chaque prolo il perd quatre fois autant.

Ce que c’est que d’avoir le nez creux !

Là où des niguedouilles auraient été roulés, des gas marioles, farcis de jugeotte et d’initiative, se tirent du pétrin.

—O—

Le sabottage, les anglais l’ont pigé aux écossais, — car les écossais sont cossards, — et ils leur ont même emprunté le nom de baptême du système : le Go canny.

Dernièrement, l’UNION INTERNATIONALE DES CHARGEURS DE NAVIRES, qui a son siège à Londres, a lancé un manifeste prônant le sabottage, afin que les dockers se fichent à le pratiquer, car jusqu’ici, c’est surtout dans les mines et les tissages que les prolos anglais ont sabotté.

Voici le manifeste en question

Qu’est-ce que Go Canny ?
C’est un mot court et commode pour désigner une nouvelle tactique, employée par les ouvriers au lieu de la grève.
Si deux écossais marchent ensemble et que l’un coure trop vite, l’autre lui dit : Go Canny,ce qui veut dire : "Marche doucement, à ton aise".
Si quelqu’un veut acheter un chapeau qui vaut cinq francs, il doit payer cinq francs. Mais s’il ne veut en payer que quatre, eh bien ! il en aura un de qualité inférieure. Le chapeau est "une marchandise".
Si quelqu’un veut acheter six chemises de deux francs chacune, il doit payer douze francs. S’il n’en paie que dix, il n’aura que cinq chemises. La chemise est encore "une marchandise en vente sur le marché".
Si une ménagère veut acheter une pièce de bœuf qui vaut trois francs, il faut qu’elle les paye. Et si elle n’offre que deux francs, alors on lui donne de la mauvaise viande. Le bœuf est encore "une marchandise en vente sur le marché".
Eh bien, les patrons déclarent que le travail et l’adresse sont "des marchandises en vente sur le marché", - tout comme les chapeaux, les chemises et le bœuf.
— Parfait, répondons-nous, nous vous prenons au mot.
Si ce sont des "marchandises", nous les vendrons tout comme le chapelier vend ses chapeau et le boucher sa viande. Pour de mauvais prix, ils donnent de la mauvaise marchandise. Nous en ferons autant.
Les patrons n’ont pas le droit de compter sur notre charité. S’ils refusent même de discuter nos demandes, eh bien, nous pouvons mettre en pratique le Go Canny— la tactique de "travaillons à la douce", en attendant qu’on nous écoute."

Donc, voilà le sabottage chouettement défini : à mauvaise paye, mauvais travail !

Eh fichtre, ça sera rupinskoff, lorsque ce fourbi sera entré dans nos mœurs : sale coup pour la fanfare patronale, quand les singes se seront convaincus — par expérience — que, désormais, cette tuile est toujours prête à leur tomber sur la hure. La crainte de perdre de la galette et de s’acheminer vers la faillite adoucira l’arrogance des capitalos.

Se sentant vulnérables, à la caisse, — qui leur sert de cœur ! — il y regarderont à deux fois, avant d’accoucher de quelques uns de leurs coutumières charogneries.

Certes, y a de bons bougres qui, sous prétexte qu’on doit guigner la disparition radicale du capitalisme, trouveront trop mesquin de se borner à tenir les singes en respect et à les empêcher de sortir leurs griffes.

Ceux-là perdent de vue la double face de la Question Sociale : le présent et l’avenir.

Or, le présent prépare l’avenir ! Si jamais le proverbe « comme on fait son plumard on se couche ! » a été de circonstance, c’est bien ici :

Moins nous nous laisserons mater par les patrons, moins intense sera notre exploitation, plus forte sera notre résistance révolutionnaire, plus grande sera la conscience de notre dignité et plus vigoureux nos désirs de liberté et de bien-être ;

Et par conséquent, plus aptes nous serons à préparer l’éclosion de la société galbeuse où y aura plus ni gouvernants, ni capitalos ;

Et plus aptes aussi, quand on en sera là, à évoluer dans le milieu nouveau.

Si, au contraire, au lieu de commencer, dès maintenant, l’apprentissage de la liberté, nous nous désintéressons de la vie courante, méprisant les besoins de l’heure présente, nous ne tarderons pas à nous dessécher dans l’abstraction et à devenir l’illustres fendeurs de cheveux en quatre. De la sorte, vivant trop dans le rêve, notre activité s’émoussera et, comme nous aurons perdu tout contact avec la masse, le jour où nous voudrons secouer notre torpeur, nous serons aussi empêtrés d’un éléphant qui aurait trouvé un clysopompe.

Y a donc pas à tortiller : pour réaliser l’équilibre de la vie, de façon à porter l’activité humaine au plus haut degré, il ne faut négliger ni le présent, ni l’avenir.

Quand l’un des deux l’emporte sur l’autre, la rupture d’équilibre qui en résulte ne donne rien de chouette : ou bien, quand on est tout au présent, on s’encroûte dans des couillonnades et des mesquineries ; ou bien, si c’est dans le bleu qu’on s’envole, on arrive à se cristalliser dans l’idéal.

Et c’est pourquoi, je le serine aux fistons qui ont du poil au ventre : qu’ils ne perdent de vue, ni le présent, ni l’avenir.

De la sorte, ils activeront la germination des idées galbeuses et de l’esprit de rebiffe.

Émile Pouget