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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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7 – Dieu ou la transcendance, le hors-sol déifié.
Article mis en ligne le 18 juillet 2021

L’immanence comme descente en enfer.
La transcendance [1] naît de l’écart entre la connaissance que l’homme a de Dieu et Dieu lui-même. Elle est une analogie [2] vulgaire, une comparaison complexée entre la créature et le Créateur inhérente au monothéisme.

Elle transcrit en termes intellectualisés la Genèse. Pour preuve la citation suivante « la Grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur auteur » (Sg. 13, 5). Hélas pour nous, pauvres rejetons de la méditerranéitude, le père Aristote affirma, sans complexe, que la divinité invisible peut être contemplée grâce à ses œuvres. La collusion entre les deux univers fit notre malheur, le truisme devint canonique. La prolifération de ce fondement de notre pensée s’étale sur des siècles. La surenchère des Pères sur ce sujet ressemble à un matraquage théologal. De plus, l’analogie évacue clandestinement la mathématisation, elle prend le relais de la tautologie bien connue des lecteurs. Elle est ressemblance, mais sans gémellité. Elle instaure une dissociation à la fois logique et grammaticale, elle permet une connaissance malgré l’impossibilité de connaître l’objet Dieu, inconnaissable par définition. On peut dire que l’utilisation de l’analogie dissimule un aveu d’impuissance de l’entendement devant la chose divine. La dérive bien connue du concept de Dieu vers l’Être ouvre le gouffre sous nos pieds. L’analogie franchit un pas décisif en affirmant que l’être est dans Dieu, l’analogie devient interne (analogia entis de l’école thomiste).

Le sujet tourna au vinaigre, pour K. Barth (1886-1968) l’analogie est « une invention de l’Antéchrist », car elle permet de connaître Dieu en dehors de la Révélation. La question oppose encore le catholicisme (E. Przywara 1886-1972) et le protestantisme. La synthèse relève de la haute casuistique : l’analogie n’est pas un principe de connaissance naturelle, mais la condition de l’être créé qui n’est connue que par la foi. A l’analogie comme outil de connaissance correspond la condescendance de Dieu à se révéler. Bref, « la dissemblance reflète une ressemblance plus grande encore ».

Du côté des philosophes grand-teint, la transcendance « est la situation de ce qui est au-dessus du monde », hors du monde sensible ou du mesurable. Elle s’oppose à l’immanence terre-à-terre. Elle relève d’une géographie, elle désigne un lieu (et son éventuel contenu) hors-sol. C’est l’inconnu, l’inconnaissable. Lieu vide ou hanté par Dieu ou d’autres habitants selon les cultures. Toutefois, pour les penseurs de la phénoménologie, le lieu peut être transcendantal, c’est-à-dire qu’il est sens existentiel se constituant en dehors de l’égo. Mais là, nous entrons dans un autre registre de pensée, celui de la possibilité de la connaissance pour le sujet pensant devenu, par le développement exponentiel des sciences (et leurs fragmentations) un on ou un nous.

Sophie Nordmann a publié deux opuscules lumineux (et lisibles) traitant de la « Phénoménologie de la transcendance [3] T.1 Création – Révélation – Rédemption ; T.2 Humanité. Dans le sillage de Rosenzweig, elle reprend magnifiquement la redoutable question de la transcendance. Quelques éléments fondamentaux à méditer :

– « La transcendance renvoie toujours à une modalité de rapport » caractérisé par « son incommensurabilité ». La transcendance n’implique aucune hypostase, « le sup-posé d’un être transcendant. »

– La transcendance comme rapport renvoie au monde comme point de comparaison, comme « l’ensemble de tout ce qui est ». D’où la proposition « Il y a quelque chose plutôt que rien ». La transcendance sans hypostase, la transcendance « pure » repose sur le monde.

– La transcendance comme objet d’expérience est impossible, elle ne serait plus transcendance.
– Le monde ne porte en lui aucune trace de transcendance, sinon tout ce qui est au monde n’est pas de l’ordre du monde ». « Se demander si le monde porte la trace d’une transcendance revient donc à s’interroger sur la suffisance ontologique à soi du monde ». Créé est monde ontologiquement insuffisant à soi, donc un monde qui porte la trace d’une transcendance.

– Création : le défaut de suffisance ontologique à soi du monde. Un monde créé s’oppose au cosmos qui porte en lui-même son propre fondement suffisant.

– Ne pas confondre la création du monde et l’origine de son existence.

– Création égale production. La création du monde se place dans un rapport d’antériorité à la fois logique et chronologique.

– L’origine de l’existence du monde est celle de son fondement ontologique, ontique selon certains.

– « Être créé, c’est ne pas pouvoir rendre compte de son existence à partir de soi seulement, ne pas se suffire entièrement de soi-même, ne pas porter en soi le fondement suffisant de sa propre existence : être créé, c’est être sur le mode de l’in-suffisance ontologique de soi.

– La création est privation de cette autosuffisance de soi. Elle engendre une dépendance, premier pas dans l’addiction donc la résilience devient très vite accoutumance.

In-création égale achèvement ontologique et non un retour au néant.

– L’in-création est la parfaite suffisance ontologique à soi du monde. Pas de trace de transcendance, donc ouverture d’un « questionnement non métaphysique sur la création du monde » : ouf !enfin une bonne nouvelle pour les réfractaires de la transcendance, les refuzniks solitaires. Il suffit de partir tout simplement du fait d’existence du monde. Ce qu’Aristote avait parfaitement intuitionné avant de s’égarer dans les méandres turbides de la méta-physique dans lesquels s’engouffreront des générations de « philous » et de théologiens.

– L’in-création permet la « voie d’une compréhension non théologique de la création du monde  ». Elle opère « la dissociation radicale de la question de l’existence de Dieu, qu’elle laisse hors de son champ. » Le hors-sol disparaît à notre grande satisfaction d’écolo de l’esprit.

Sophie Nordmann introduit des idées fondamentales :

– La création du monde et l’existence de Dieu sont deux questions qui n’ont rien à voir entre elles.

– Le créateur devient créancier par principe tout puissant, agioteur. Le pseudo-don est en réalité une dette aux intérêts perpétuels et transmissibles de génération en génération.

– Pourquoi une éventuelle création du monde impliquerait-elle un créateur, unique et tout puissant ? L’espace mental occidental est tellement encombré, engorgé de miasmes que la question dévie toujours sur l’obligatoire option d’un créateur. « « La thèse de la création du monde implique nécessairement le dogme de l’existence de Dieu »
¬– Dire que le monde est créé, c’est affirmer que Dieu existe. Il faut « extirper toute référence théologique de la question de la création du monde ». Une seule issue : l’in-création, donc «  restaurer la catégorie de création en la débarrassant des sédiments qui l’encombrent ». Ne pas confondre origine et fondement. Réponse simple : « tout ce qui est au monde relève du monde et de son ordre ».
– On ne peut pas déduire du fait d’existence du monde l’idée d’une insuffisance ontologique du monde à soi. L’existence du monde ne valide pas sa création. L’idée de création est incompréhensible par le monde qui est affirmation autosuffisante de soi. Spinoza en fit une brillante démonstration. (Éthique, livre I, Définitions, Axiomes, Propositions I-XVI).

Sophie Nordmann démontre que derrière la transcendance se cache obligatoirement une pensée occulte, signe d’une dérive. De l’arrière-boutique émane des pestilences bien connues sous les noms de Création et de Révélation, enfin, par enchaînement logique, de Rédemption.
– Création = Révélation, sinon in-création.

– Révélation = transcendance descendante = exhibitionnisme du créateur qui tient absolument à faire connaître sa paternité sur le monde = syndrome du créancier / usurier = Père à la morale douteuse = fantôme qui hante la désolation qu’il a créé…

– Toute révélation se révèle le modèle parfait de l’escroquerie intellectuelle, négation de la connaissance en devenir. C’est aussi une expropriation de la suffisance en lui-même du monde. La révélation engendre la « possession » (au sens psychique du terme) des dé-possédés du monde. La révélation met en place le couple infernal possession / dépossession. Elle est synonyme de dépendance du créé par rapport au géniteur, hélas elle devient addiction sans résilience possible. Elle s’oppose à toute résiliation du bail uniquement souscrit par tacite reconduction générationnelle.

– Révélation implique la soumission comme résilience. La Loi comme obligation inviolable ; la possession est légale et juridique : le « code noir » de l’esclave consentant.

– La révélation est l’essence du discours qui s’atteste lui-même. Elle devient évidence hors de toute référence théologique. C’est ce qui donne au monothéisme sa force destructrice et polymorphe.

– La révélation est commencement, cause qui met fin à la régression infinie des causes. – En rompant l’in-création, la révélation « in-achève » le monde. Elle le dépossède de son autosuffisance de soi. Donc, elle introduit le terme ultime de la trilogie fatale : la Rédemption.

– Seul, le créateur peut mettre fin à sa création.

– Rédemption = achèvement du monde = solution finale [4].

– Rédemption = sœur siamoise de la Révélation.

– La trilogie Création / Révélation / Rédemption bloque la prise de conscience de soi du monde. Trilogie de l’aliénation (dans tous les sens du mot) et de la mise hors de soi du monde. Les trois termes (ne pas oublier le sens comptable) de la trilogie sont inséparables, ils constituent les étapes de la déchéance de la suffisance ontologique du monde. Cette trilogie est radicalement distincte de celle de l’existence de Dieu. Entre-ouvrir la porte à la Révélation (et à ses corrélats obligés) c’est sombrer dans le dogmatisme et signer la perte perpétuelle de la raison.

– L’in-création soustrait le monde au devenir, au sens de l’histoire, à l’eschatologie. Le monde in-créé ne connaît que l’éternité vraie, celle sans fin et sans rédemption fatale. La création engendre l’inachèvement donc du devenir. L’in-création génère de la durée (duration avec l’idée de temps patrimoinisé) et non du devenir. Le monde in-créé échappe à la linéarité du temps. Le monde in-créé n’a pas de commencement qui n’est pas l’origine du monde.

Sophie Nordmann ouvre un espace de réflexion qu’il faudra approfondir, notamment dans la redoutable question de l’humanité, de l’intersubjectivité, du « nous » et de la politique. Comment sortir du théologico-politique ancré (et aussi encré) dans notre ADN collectif ? Pas question d’un retour à l’état de nature ni de certificat de virginité.