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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Histoires de famille : Du sang sur les tapis de prière.
Genèse (Relire la ...Chapitre 2)
Dominique Morel
Article mis en ligne le 19 juillet 2020
dernière modification le 3 août 2020

La Genèse n’est pas la simple l’odyssée d’une lignée puis d’un peuple, elle prend la forme d’une autobiographie collective des rédacteurs réfléchissant à leur propre existence et une tentative désespérée de comprendre le monde et de se comprendre.

A la fois ethnocentrisme d’un tribalisme moyen-oriental et un anthropocentrisme, elle apporte un éclairage sur la mentalité profonde d’une aire géographique et culturelle. Toutefois, à la différence de sa consœur grecque, elle n’utilise pas les mythes comme absolue fatalité, la narration expose l’humaine condition sous la forme d’histoires que tout un chacun peut appréhender comme vraies tant elles calquent la vie commune.

Abraham et sa descendance : bisbilles dans la fratrie.

Toutes ces « histoires vraies » révèlent un aspect de la violence dans le contexte familiale parfaite compréhensible dans une société nomade et patriarcale. Abel et Caïn ouvre la longue liste, la famille est le premier lieu d’expression de la violence d’abord fratricide, le meurtre du père, cher à Freud est une importation grecque dans le judaïsme moderne. Le père de la psychanalyse raffole des viennoiseries : « meurtre du père, rivalité, rage impuissante, hostilité primitive, haine jalouse, envie de meurtre… ». La rivalité fraternelle, l’exclusion de posséder donc de déposséder sont les piliers du monothéisme. Le drame se joue dans la Genèse, la lutte fraternelle s’étendra aux enfants naturels d’Abraham – de la famille à la culture , il n’y avait qu’un petit pas que les épigones franchiront allègrement.

« Après moi, le Déluge ! ». L’ire divine noie sa fureur dans les eaux tumultueuses des pluies vengeresses. Noé sauve les meubles et la ménagerie. Hélas, sa descendance ne tient pas ses promesses, la Genèse joue un remake. Le ver était dans le fruit, véritable ténia satanique. Les histoires de famille reprennent leur cours, long fleuve agité. Abram (le futur Abraham) n’a pas de descendance, la malédiction suprême dans une civilisation rude. La stérilité de Sarah (Gn ,16, 4) oblige le patriarche à « fréquenter » Hagar, la servante ; la copulation engendre Ismaël, le premier circoncit en signe de l’Alliance. Miracle, Sarah est enceinte à son tour et donne naissance à Isaac (Gn ,17, 17).

Zizanie sous la tente assurée. Et la tendresse, bordel ! Les deux femmes se haïssent, crêpage de chignons à l’appui. Abraham expulse dans le désert Hagar et Ismaël qui devient en grandissant un archer réputé. Le récit aborde le délicat sujet de nos origines et de notre rapport aux autres, mais par un récit d’éviction – paradoxe : l’ainé, l’héritier légitime dans ce type de société, fait les frais de l’opération. Nous sommes bien dans la violence intrafamiliale classique. La marâtre fait la loi dans le gourbi. Plusieurs niveaux de lectures possibles [1] :

 Le cadet prend la place de l’héritier légitime. Usurpation, mais aussi renversement. Paul dira que le christianisme évince son ainé (c’est possible et permis, preuve à l’appui). L’islam reprend l’argument et ajoute une couche à l’imbroglio. Ismaël est bien l’héritier, aussi béni de Dieu. La filiation abrahamique ne fait aucun doute, une autre lecture est une falsification juive. D’autant qu’en Gn, 16, 9-10, Dieu promet à Hagar une descendance innombrable (reprise de la promesse faite à Abraham Gn, 15, 5). Dieu rassure le patriarche, dépassé par les histoires de bonnes femmes (critique de la polygamie ?), ses deux fils sont bénis, ils auront chacun une descendance nombreuse. A courte lecture, Dieu organise le bordel moyen-oriental à jamais. Est-ce l’introduction d’une fatalité à la grecque ? Trop simple, évidemment.

 Enfin de compte, Dieu dit au père perturbé qu’Ismaël est ta descendance, promesse de grandeur dans le monde pour un fils guerrier. Isaac est ta descendance en tant que filiation de l’alliance. Embarras des commentateurs. D’autant qu’en Gn 21,11, Dieu demande au patriarche d’obéir à Sarah (« En tout ce que Sarah te dira, écoute-la »). La légitime prend le dessus sur le père géniteur, sale coup pour le patriarcat ! Sarah mène son bonhomme à la trique et par la queue : gâtisme ?

 L’épisode montre les sentiments profonds d’Abraham pour Ismaël, sentimentalisme rare dans la Bible. Par contraste, le lien (ligature) d’Isaac sur le bûcher sacrificiel ne montre pas de sensibilité paternelle. Le récit d’Hagar et d’Ismaël est empathique, celui d’Abraham et d’Isaac est édifiant, rien à voir avec le mythe aux personnages stéréotypés. Les tensions sont internes aux individus. Le choix d’Isaac montre aussi, la tendance fondamentale du judaïsme à rejeter la nature, à l’exclure des choix possibles. Dans le mythe, les dieux vivent dans le monde, le récit biblique s’appuie sur la transcendance, l’invisibilité de Dieu.

Surtout l’épisode met en évidence que la filiation maternelle prime, préfiguration de la loi juive matrilinéaire officialisée avec le couple Ésaü-Jacob. De plus, Dieu prend comme fondateur du peuple élu le maillon faible de la progéniture. Ismaël est fort, sa force naturelle le disqualifie symboliquement, mais, fait important, ne l’exclut pas de la bénédiction divine et de l’amour paternel. Pas de rejet source de la violence et du ressentiment.

 Autre point important, par leurs commentaires qui aident à découvrit la profondeur du texte, sa face cachée (l’intertextualité ?), les sages passent de la Révélation brute (une fois pour toute) du récit à son incessante interprétation. La judéité naît de cette volonté de combler les vides du texte, souvent en faisant appel à l’étymologie. La Genèse n’est jamais un récit simple de type historique classique, mais elle narre « l’histoire de l’alliance », son dévoilement et sa Vérité dans le temps.

 On le voit, dans la Bible chaque récit au-delà des apparences d’une élection/exclusion se cache un contre-récit qui subvertit la narration et met en scène la compassion divine. Abraham aimait ses deux fils, le récit superficiel est déjà révolutionnaire, car il annonce que le nouveau (ici le cadet) s’apprête à supplanter l’ancien (l’aîné). A cette radicalité mettant en cause la tradition du désert, le contre-récit ajoute une autre dimension typiquement monothéiste : c’est Dieu qui choisit. Pas de logique de la rareté (si chère à Sartre) dans le monde créé par Dieu dont « les grâces s’étendent à toutes ses œuvres »,) (Ps 145, 9). Donc l’élection n’est pas l’exclusion : message pieux si mal entendu et falsifiable au gré du vent de l’histoire. Le oui/non de la dualité n’en est pas un dualisme, mais un monisme universalisant caché. Le monothéisme naissant repousse la Vérité du Texte dans son interprétation, refoulant ainsi l’ésotérisme dans l’aridité de l’étude et les conflits d’interprétations (P. Ricœur [2]). Le judaïsme refuse la mystique, la Loi et ses commentaires forment le socle intangible. Les mystiques chrétiens et shi’ites donneront une nouvelle dimension au monothéisme, non sans créer de nouvelles tensions.

  La Saison 2 de la rivalité fraternelle

, plus connue grâce au célèbre velu, Ésaü, fait aussi assaut de subtilités.

Acte I de la duperie Quelques points de repère : Ésaü est l’aîné, chasseur, rustre sur les bords, chouchou de son père Isaac. Jacob est un homme simple préférant le confort de la tente (Gn 25, 27). Rébecca le dorlote. Ésaü rentre épuisé de la chasse, son frère lui propose un ragout contre son droit d’aînesse. L’affamé accepte. Visiblement, abus de faiblesse, traîtrise, jalousie et envie du pouvoir, ruse sont au cœur de l’action : banalité des banalités. L’éviction ne fait aucun doute, le cadet usurpe la place du grand-frère. Le lecteur compatit. Mais la charade à tiroir reprend le scénario biblique classique.

 Première lecture libertaire. Le Velu/Chevelu est le premier libertaire. Par hédonisme stomacal, il brade son droit, rien à foutre de la loi. Non au pouvoir, abat l’autorité et l’hérédité paternelle. La tente est le lieu du Pouvoir séculier. Vive la vie dans la nature, cette chose honnie du judaïsme et du monothéisme. Encore une fois, le chasseur/cueilleur contre la sédentarisation. Oui, mais…les chers Sages et les rabbins ne pouvaient pas accepter une telle interprétation simpliste (et pourtant nécessaire). Comme il se doit, l’objet du récit n’est pas là.

  Acte II de la duperie. Isaac décline, presque aveugle, il demande un repas à Ésaü. Parti à la chasse (« perd sa place », origine biblique du dicton), Rebecca revêt le cadet chéri d’une peau de bête (et méchant ? !) afin de duper le patriarche. Le déguisement réussi, Isaac bénit ce qu’il croit être l’aîné. « Que dieu te donne de la rosée des cieux et du gras de la terre, et abondance de récoltes et vendanges. Que des peuples te servent et que de nations se prosternent devant toi. Tu régneras sur tes frères ; puissent les fils de ta mère se prosterner devant toi » (Gn, 27, 28-29).

 Lectures. Rébecca se fait complice et actrice de l’éviction. Avec Ève et Sarah, Rébecca entre à son tour dans le lot des figures féminines majeures bibliques. Les épouses dominent, elles portent la culotte et régentent sans scrupules. Si Ève est l’intellectuelle, croqueuse de savoir (issu d’un fruit de la terre, la véritable raison de l’expulsion d’Eden), les autres commères sont dominées par leurs tripes.

Notons le rôle de la bénédiction divine ou paternelle. L’onction comme sceau de l’autorité. La colle tiendra longtemps : du sacre à l’onction électorale. La démocratie réserve des surprises à qui cherche la petite bête entre les lignes, le recyclage fonctionne. Pas de pouvoir sans validation supérieure, donc se méfier des fausses immanences démocratiques.

  Acte III de la duperie. Le dépossédé apprend la double trahison. Il jure de se venger après la mort naturelle du père. (Gn 27, 41). On frôle la tragédie grecque de mauvais goût. Pas entièrement dupe, Isaac interroge plusieurs fois son fils « Es-tu bien Ésaü ? ». De l’imbroglio des échanges de peau, il ressort que le mensonge n’annule pas la bénédiction, autrement dit l’habit fait le moine, la défroque de chef assure l’autorité et la légitimité. Merci la Bible !

 L’histoire à tiroir continue. Le Velu implore une bénédiction paternelle dont la forme ouvre des horizons inattendus : « Le gras de la terre sera encore ta résidence et tu recevras encore la rosée des cieux. Mais tu vivras de ton épée. Il se peut que tu doives servir ton frère, mais lorsque ta plainte s’accumulera, tu jetteras son joug de sur ton cou » (Gn 27, 39-40).

Intéressant, si Jacob domine, il ne doit pas abuser de son pouvoir. Sinon, Ésaü est autorisé à ôter le joug. Le bibliste nous livre une leçon importante, on peut donc se soulever contre la tyrannie. Le pouvoir doit s’accompagner de droiture, de justice, d’intégrité et de vérité. Sinon… avec le pouvoir s’instaure la lutte pour et contre le pouvoir.

  Acte IV de la duperie. Averti par Rebecca que son frère cherche à tuer l’usurpateur, Jacob s’enfuit dans le désert. Il est saisi d’une peur et d’une détresse extrêmes » (Gn 32, 7). Paniqué il tente par tous les moyens de dénouer la situation. Dans la nuit, il lutte contre un étranger (Gn 32, 22-32). A l’aube venue, l’assaillant demande à Jacob de desserrer son étreinte. L’agressé accepte à condition que l’inconnu le bénisse (reconnaisse son autorité). Oh surprise ! la réponse claque comme un coup de fouet sur le dos du chameau récalcitrant (nous sommes dans le désert) : « Il ne sera plus dit que ton nom est Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et les hommes et tu l’as emporté » (Gn 32, 28), toi le chétif rusé, le gringalet dupeur.

 Coup de théâtre quasi incompréhensible au lecteur le nez sur la lettre du texte. Les rabbins se tirèrent la barbe et trouvèrent une explication : « Israël, c’est-à-dire ceux qu’on appellera les juifs, sont ce peuple qui « lutte avec dieu et les hommes et pourtant l’emportent ». Cette seconde bénédiction non usurpée, acquise à la loyale, change radicalement la nature de l’alliance. Le gras de la terre et la rosée des cieux ramènent à la vie naturelle sans foi ni loi. Cela ne fait pas partie de la destinée d’Israël dont la véritable fortune est en dehors des richesses matérielles. Ésaü, force de la nature, représente l’homme « loup pour l’homme », la destinée enracinée dans la terre et la basse matérialité (les deux pieds et les deux mains dans la…glèbe). Ésaü incarnerait les vertus homériques et la volonté de puissance chère à Nietzsche. Jacob voulait être son frère, visage qu’il voyait dans le miroir dépoli de la tente. Le combat qui l’attend change de registre, il se battra pour Israël et par extension tous les enfants du créateur.

L’oracle correspond à la tragédie fatale tournée vers le futur, la prophétie ouvre le temps vers des horizons non prédestinés. Dans ce passage obscur de Jacob à Israël, la prophétie avertit, elle ne prédit pas, elle introduit la liberté humaine sous condition impérieuse de répondre à l’appel divin. D’autres thèmes sous-jacents affleurent : la mimésis que nous traiterons en détail dans l’étude consacrée à René Girard, la lutte pour la vie et la lutte contre soi-même (djihad de l’épée et djihad du cœur).

Enfin, Israël est appelé à une autre fonction que la poursuite de l’argent et du pouvoir. Sa force transcende toutes les puissances terrestres pour se consacrer à la vie spirituelle, de l’esprit et du cœur. L’alliance abrahamique est le destin d’Israël, sans pour autant que les autres individus ne soient pas concernés par l’amour de Dieu, dont ils sont tous les enfants.